Mon camion rouge, mon sacrifice : le choix d’Arthur
« Tu ne comprends pas, maman ! » Ma voix tremblait dans la cuisine froide, saturée de l’odeur du café réchauffé. Je serrais mon camion de pompier rouge contre moi, le plastique usé par des années de sauvetages imaginaires. Maman, les yeux cernés, me regardait sans vraiment me voir. Elle venait de raccrocher avec EDF : encore une menace de coupure. Papa n’était pas rentré depuis deux jours, parti chercher du travail à Roubaix.
Je savais que quelque chose avait changé. Les rires s’étaient faits rares à la maison. Les pâtes au beurre étaient devenues notre plat de fête. Et moi, Arthur, dix ans, je n’étais plus un enfant insouciant.
Ce matin-là, j’ai pris mon camion et je suis descendu sur la place du marché de Wazemmes. Il faisait gris, le vent fouettait mes joues. J’ai posé mon trésor sur une vieille couverture, entre deux stands de vêtements d’occasion. « Camion de pompier à vendre ! » ai-je crié d’une voix qui se voulait forte. Les passants me regardaient avec étonnement ou pitié. Une dame âgée s’est arrêtée :
— Il est à toi ce camion ?
— Oui madame… mais il faut que je le vende.
— Pourquoi donc ?
J’ai baissé les yeux. « Pour aider ma maman », ai-je murmuré.
Elle a sorti un billet de cinq euros et m’a tendu la main. J’ai senti mes larmes monter, mais j’ai serré les dents. Je ne devais pas pleurer. Pas devant elle, pas devant tout le monde.
En rentrant à la maison, j’ai posé l’argent sur la table. Maman a compris tout de suite. Elle a éclaté en sanglots et m’a serré si fort que j’ai cru étouffer.
— Arthur… tu n’aurais pas dû…
— Mais maman, on n’a plus rien !
Elle s’est effondrée sur la chaise, la tête dans les mains. J’ai entendu la porte claquer : c’était ma sœur Camille qui rentrait du lycée. Elle a vu la scène et a lancé :
— Qu’est-ce qui se passe encore ici ?
Maman n’a rien répondu. J’ai expliqué à Camille ce que j’avais fait. Elle m’a regardé comme si j’étais un héros, puis elle s’est mise à pleurer aussi.
Les jours suivants, tout le quartier a parlé de mon geste. Une voisine est venue nous apporter un panier de courses. Le boulanger nous a offert du pain. Mais papa n’est toujours pas rentré.
Un soir, alors que je faisais mes devoirs à la lumière d’une bougie (l’électricité avait finalement été coupée), maman m’a pris la main.
— Tu sais Arthur… ce n’est pas à toi de porter tout ça.
— Mais si je ne fais rien, qui va nous aider ?
Elle a soupiré longuement.
— C’est à nous, les adultes, de trouver des solutions. Toi, tu dois rester un enfant.
Mais comment rester un enfant quand on voit sa mère pleurer tous les soirs ? Quand on entend sa sœur crier qu’elle en a marre de cette vie ? Quand on sent le vide dans le frigo et le froid dans les draps ?
Un matin, papa est revenu. Il avait l’air fatigué, vieilli de dix ans en une semaine. Il nous a serrés tous les trois dans ses bras.
— Je suis désolé… J’ai trouvé un petit boulot à l’usine. Ce n’est pas grand-chose mais ça ira mieux.
Maman a souri faiblement. Camille s’est enfermée dans sa chambre sans un mot.
Le soir même, alors que je regardais la fenêtre où la lumière était revenue timidement, j’ai entendu papa et maman se disputer dans la cuisine.
— On ne peut pas continuer comme ça !
— Tu crois que je ne le sais pas ?
— Même Arthur vend ses jouets pour nous aider !
J’ai senti une colère sourde monter en moi. Pourquoi fallait-il que ce soit moi qui fasse le premier pas ? Pourquoi les adultes n’arrivaient-ils pas à protéger leurs enfants ?
Quelques jours plus tard, une journaliste locale est venue frapper à notre porte. Elle avait entendu parler de mon histoire sur les réseaux sociaux.
— Arthur, tu veux bien raconter ce qui s’est passé ?
J’ai accepté, un peu intimidé mais fier aussi. Peut-être que mon histoire aiderait d’autres familles comme la nôtre.
Après la diffusion du reportage, des gens ont commencé à nous envoyer des messages de soutien, des colis alimentaires… Mais surtout, beaucoup partageaient leurs propres histoires de galère : chômage, factures impayées, enfants qui grandissent trop vite.
Un soir, alors que je regardais une photo de moi petit avec mon camion rouge flambant neuf, j’ai compris que je n’étais plus tout à fait le même Arthur.
J’ai perdu un jouet mais j’ai gagné quelque chose d’autre : la certitude qu’on peut être solidaire même quand on n’a rien. Mais aussi une question qui me hante : pourquoi faut-il que des enfants comme moi fassent des sacrifices pour survivre ? Est-ce normal dans notre pays ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?