Mon beau-père possède une maison, mais nous vivons en location : chronique d’un rêve brisé à Lyon
— Tu ne comprends donc rien, Papa ! hurle Julien, le visage rouge, le portable serré dans sa main tremblante. Je me fige, la tasse de café suspendue entre la table basse et mes lèvres. Le silence s’abat dans notre petit salon, seulement brisé par les éclats de voix étouffés qui s’échappent du téléphone.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-deux ans, et depuis trois ans, je vis avec Julien dans ce deux-pièces exigu du quartier de la Guillotière à Lyon. Les murs sont fins comme du papier à cigarette ; chaque dispute résonne chez les voisins. Mais ce soir, c’est plus qu’une dispute ordinaire. C’est l’explosion d’une colère trop longtemps contenue.
— Tu sais très bien que ce n’est pas possible pour l’instant, répond la voix grave de François, son père, à travers le haut-parleur. Il y a des priorités, Julien. Tu dois comprendre ça.
Je détourne les yeux vers la fenêtre. Dehors, la pluie martèle les carreaux. Je me sens prisonnière de cette vie qui n’avance pas. Depuis des mois, Julien et moi rêvons d’un vrai chez-nous, d’une chambre pour notre futur enfant, d’un jardin où il pourrait courir. Mais tout cela semble inaccessible.
Pourtant, François possède une grande maison à Sainte-Foy-lès-Lyon. Une villa lumineuse avec trois chambres, un jardin immense, une cuisine où l’on pourrait enfin inviter nos amis sans avoir honte de l’étroitesse des lieux. Mais cette maison reste vide la moitié de l’année. François préfère vivre dans son appartement du centre-ville depuis qu’il est veuf.
— Tu pourrais au moins nous laisser y habiter le temps qu’on se retourne ! insiste Julien, la voix brisée par la fatigue et l’humiliation.
— Ce n’est pas si simple, Julien. Tu sais bien que ta sœur Sophie compte dessus aussi…
Encore Sophie ! Toujours Sophie. L’aînée parfaite, celle qui a réussi sa carrière d’avocate à Paris et qui ne vient à Lyon que pour les fêtes de famille. Elle n’a jamais caché qu’elle voulait garder la maison pour ses vacances ou pour « plus tard », quand elle aurait des enfants à son tour.
Je serre les dents. J’ai envie de crier moi aussi. De dire à François que nous, on en a besoin maintenant. Que chaque mois, on se saigne pour payer un loyer exorbitant alors qu’une maison familiale reste vide par égoïsme ou par peur de froisser l’autre enfant.
Julien raccroche brutalement. Il s’effondre sur le canapé à côté de moi, la tête dans les mains.
— Je n’en peux plus, Claire…
Je pose ma main sur son épaule. Je sens sa détresse, sa honte aussi. Dans sa famille bourgeoise lyonnaise, on ne parle pas d’argent. On ne demande pas d’aide. On attend patiemment son tour, comme si la vie était un héritage à mériter.
— On va trouver une solution…
Mais ma voix sonne faux. Je n’y crois plus vraiment. J’ai l’impression d’être enfermée dans un cercle vicieux : trop fiers pour demander de l’aide ouvertement, trop pauvres pour acheter notre propre maison dans cette ville où les prix flambent.
Le lendemain matin, je croise Madame Dubois sur le palier. Elle me lance un sourire compatissant :
— Toujours pas de nouvelles pour votre projet d’achat ?
Je secoue la tête en souriant tristement. Tout l’immeuble sait que nous cherchons à déménager depuis des mois. Les agents immobiliers nous rappellent parfois avec des offres hors de prix ou des appartements encore plus petits que celui-ci.
Le soir venu, je retrouve Julien assis devant l’ordinateur, les yeux rougis par la fatigue.
— J’ai regardé les annonces… Rien en dessous de 350 000 euros pour un T3 correct dans le quartier.
Je soupire. Mon salaire d’infirmière ne suffit pas à compenser les fins de mois difficiles de Julien depuis qu’il a perdu son poste dans une start-up locale. Il fait des missions d’intérim, mais rien de stable.
Un dimanche matin, nous sommes invités chez François pour déjeuner. La villa est là, majestueuse et silencieuse. Le portail grince quand il s’ouvre devant nous. Je sens mon cœur se serrer en traversant le jardin envahi par les herbes folles.
À table, l’ambiance est tendue. Sophie est là aussi, impeccable dans son tailleur beige.
— Papa a raison de garder la maison vide pour l’instant, dit-elle d’un ton tranchant. On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.
Je sens Julien bouillir à côté de moi.
— Et nous ? Notre avenir à nous ? Il compte moins que le tien ?
François soupire lourdement.
— Ce n’est pas une question de préférence… C’est compliqué.
Je me retiens de pleurer. Ce « compliqué » me donne envie de hurler. Pourquoi est-ce si difficile d’aider ses enfants quand on en a les moyens ? Pourquoi cette peur maladive de partager ?
Sur le chemin du retour, Julien serre ma main si fort que j’en ai mal aux doigts.
— On va partir loin d’ici, Claire. J’en ai marre de mendier auprès de ma propre famille.
Mais partir où ? Nos racines sont ici. Nos amis aussi. Et puis il y a cette colère sourde qui me ronge : pourquoi doit-on choisir entre la dignité et le confort ? Entre l’amour-propre et la sécurité ?
Les semaines passent. La tension ne retombe pas. Parfois je surprends Julien en train de regarder des annonces pour partir vivre à Saint-Étienne ou même plus loin encore… Mais je sais qu’au fond il espère toujours un geste de son père.
Un soir d’automne, alors que je rentre tard du travail, je trouve Julien assis dans le noir.
— Papa a décidé de vendre la maison… À un promoteur immobilier.
Je m’effondre sur le canapé en pleurant toutes les larmes de mon corps. Tout ça pour ça ? Tant d’années à espérer pour rien ?
Julien s’approche et me prend dans ses bras.
— On va s’en sortir… ensemble.
Mais au fond de moi, une question tourne en boucle : pourquoi la famille peut-elle parfois être notre plus grande déception ? Est-ce que l’amour filial doit toujours se heurter à l’égoïsme et aux non-dits ?