Marié trop tôt : Quand l’amour frappe à contretemps

« Tu rentres encore tard, Antoine ? » La voix de Camille résonne dans l’entrée, douce mais fatiguée. Je pose mes clés sur la commode, évitant son regard. Paul, notre fils de trois ans, dort déjà. Je sens la tension dans l’air, cette lassitude qui s’est installée entre nous depuis des mois. J’ai 25 ans, mais j’ai l’impression d’en avoir cinquante.

Tout a commencé quatre ans plus tôt. J’avais 21 ans, étudiant en droit à Bordeaux. Camille était dans ma promo : jolie, souriante, rassurante. Elle n’avait rien d’extravagant, mais elle m’apaisait. Nos familles se connaissaient, tout le monde disait qu’on allait bien ensemble. On s’est mariés dans la petite église du quartier Saint-Seurin, entourés de nos proches. J’étais fier, heureux même. Quand Paul est né, j’ai cru toucher le bonheur du doigt.

Mais très vite, la routine s’est installée. Les couches, les nuits blanches, les factures à payer… Mes amis sortaient encore, voyageaient, vivaient leur jeunesse. Moi, je rentrais du boulot pour donner le bain à Paul et écouter Camille me parler de la crèche ou des promotions au supermarché. Je me sentais vieux avant l’heure.

Un soir d’automne, tout a basculé. J’étais invité à une soirée chez un collègue. J’y suis allé sans conviction, juste pour changer d’air. C’est là que je l’ai vue : Élise. Elle riait fort, captivait la pièce entière. Ses yeux verts brillaient d’intelligence et de malice. Elle n’était pas seulement belle ; elle était magnétique. On a parlé toute la nuit : littérature, politique, musique… J’avais l’impression de revivre.

Les semaines suivantes, on s’est revus en cachette. D’abord pour un café, puis pour des déjeuners qui s’éternisaient. Je mentais à Camille : « Je dois finir un dossier », « J’ai une réunion tardive ». Je savais que je glissais sur une pente dangereuse, mais je ne pouvais plus m’arrêter.

Un soir, Élise m’a regardé droit dans les yeux :
— Tu comptes lui dire ?
J’ai détourné le regard. Je n’étais pas prêt à affronter la tempête.

Mais Camille n’était pas dupe. Un matin, elle a trouvé un message sur mon téléphone : « Hâte de te revoir ce soir… »
Elle n’a rien dit tout de suite. Elle s’est contentée de me regarder avec une tristesse immense.

Quelques jours plus tard, elle a craqué :
— Tu m’aimes encore ?
Je n’ai pas su répondre. Le silence a tout dit à ma place.

J’ai quitté la maison un dimanche soir pluvieux. Paul dormait déjà. Camille pleurait en silence dans la cuisine. J’ai pris un sac et je suis parti chez Élise.

Au début, c’était grisant. La liberté retrouvée, les nuits blanches à refaire le monde avec Élise… Mais très vite, la réalité m’a rattrapé. Paul me réclamait au téléphone ; Camille m’envoyait des messages désespérés : « Il ne comprend pas pourquoi tu n’es plus là… »

Je me suis convaincu que j’avais droit au bonheur. Que je n’étais pas fait pour cette vie rangée trop tôt imposée par la société et nos familles bourgeoises bordelaises. Mais chaque fois que je croisais une poussette ou que j’entendais un enfant rire dans la rue, un vide immense me dévorait.

Élise voulait voyager, sortir, profiter de la vie sans attaches. Elle ne comprenait pas mon chagrin silencieux.
— Tu regrettes ?
— Je ne sais pas…

Un soir d’hiver, alors que Bordeaux était recouverte d’un voile de pluie fine, j’ai croisé Camille par hasard devant la boulangerie où nous allions autrefois le dimanche matin. Elle tenait Paul par la main. Il a couru vers moi en criant « Papa ! »
Je me suis accroupi pour le serrer contre moi et j’ai senti ses petits bras autour de mon cou. Camille m’a regardé avec une douceur résignée.
— Il t’attend tous les soirs…

Je suis rentré chez Élise ce soir-là avec le cœur en miettes. Elle m’a accueilli avec un sourire fatigué.
— Tu ne seras jamais heureux tant que tu te tortures comme ça.

Les mois ont passé. Ma relation avec Élise s’est effritée sous le poids de mes regrets et de ma culpabilité. Je voyais Paul un week-end sur deux ; il grandissait sans moi. Camille a refait sa vie avec un autre homme – un type bien qui aime mon fils comme le sien.

Aujourd’hui, j’ai 32 ans. Je vis seul dans un petit appartement du centre-ville. Parfois, je repense à ces années perdues : ai-je fui trop vite ? Ai-je sacrifié ma famille pour une illusion de liberté ?

Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on a laissé derrière soi ceux qui comptaient le plus ? Et vous… auriez-vous fait le même choix que moi ?