« Maman, tu n’es plus chez toi ? » – Une mère perdue dans sa propre famille
« Tu pourrais prévenir avant d’utiliser la salle de bain, maman ! » La voix de Claire résonne dans le couloir, sèche comme une gifle. Je serre la poignée de la porte, le cœur battant. Il est huit heures du matin, la maison sent le café et le pain grillé, mais l’odeur ne me réconforte plus. Je me sens de trop, comme un meuble déplacé dans un salon trop moderne.
Je m’appelle Françoise. Il y a six mois, j’ai vendu mon appartement à Boulogne pour venir vivre chez mon fils Julien et sa femme Claire, à Suresnes. C’était leur idée : « Maman, tu seras mieux avec nous, tu ne seras plus seule. » J’ai cru à cette promesse. J’ai cru que je retrouverais une famille, une chaleur, des rires autour de la table. J’ai cru que je pourrais aider, être utile, partager mes souvenirs avec mes petits-enfants, Léa et Thomas.
Mais ce matin encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Depuis que j’ai franchi le seuil de leur maison, je n’ai jamais retrouvé ce sentiment d’appartenance. Tout est codifié ici : les horaires des repas, les émissions à regarder, les règles pour les enfants. Je me sens étrangère dans ce ballet bien huilé.
Julien travaille beaucoup. Il part tôt, rentre tard. Quand il est là, il m’embrasse sur la joue, me demande si tout va bien, mais son regard glisse déjà ailleurs. Claire gère tout d’une main de fer : la maison, les enfants, les courses. Elle ne supporte pas que je cuisine à ma façon ou que je donne un biscuit à Léa avant le dîner. « Ici, on fait attention au sucre », répète-t-elle en rangeant la boîte hors de ma portée.
Un soir, alors que je plie le linge dans le salon, j’entends leurs voix derrière la porte de la cuisine.
— Elle laisse traîner ses affaires partout…
— Chut, maman va entendre.
— Mais Julien, c’est invivable ! Je n’ai plus d’espace pour moi.
Je m’arrête net. Mon cœur se serre. Je suis donc un fardeau ? Je repense à mon appartement lumineux, à mes plantes sur le balcon, à mes voisins qui passaient prendre un café. Ici, même mon fauteuil préféré a été relégué au grenier.
Un dimanche après-midi, j’essaie de proposer une sortie au parc avec les enfants.
— On a déjà prévu d’aller chez des amis, répond Claire sans me regarder.
Je reste seule devant la fenêtre, à regarder la pluie tomber sur le jardin. Léa passe en courant :
— Mamie, tu viens jouer ?
Je souris faiblement. Mais Claire l’appelle aussitôt :
— Laisse mamie tranquille, elle est fatiguée.
Fatiguée ? Non. Blessée.
Les semaines passent. Je tente de me rendre utile : je repasse les chemises de Julien, je prépare des soupes pour tout le monde. Mais Claire refait tout derrière moi. « Ce n’est pas comme ça qu’on range ici », dit-elle en repliant les serviettes à sa manière.
Un soir d’hiver, alors que je monte me coucher dans la petite chambre sous les toits – « ta chambre », disent-ils –, j’entends Julien soupirer :
— On aurait dû réfléchir avant de proposer ça…
Je retiens mes larmes. J’ai vendu mon appartement pour eux. J’ai tout donné pour cette famille qui n’est plus vraiment la mienne.
Un matin, je décide d’aller au marché seule. Sur la place du village, je croise Monique, une ancienne collègue.
— Alors Françoise, comment ça se passe avec ton fils ?
— Oh… c’est… différent.
— Tu sais, moi aussi j’ai vécu ça avec ma belle-fille. On croit qu’on va retrouver une famille et on devient invisible.
Ses mots résonnent en moi comme un écho douloureux.
Le soir même, je tente d’en parler à Julien.
— Tu sais, je ne veux pas déranger…
— Mais non maman ! Tu es chez toi ici…
Mais il ne me regarde pas dans les yeux. Il retourne à son ordinateur.
Je me demande alors : ai-je encore une place ici ? Ou suis-je condamnée à errer comme une invitée dans ma propre vie ?
Parfois je rêve de mon ancien appartement. De la liberté d’ouvrir la fenêtre quand je veux, de recevoir mes amies sans demander la permission. Ici, chaque geste semble surveillé, jugé.
Un soir où Claire rentre tard du travail, Léa vient se blottir contre moi sur le canapé.
— Mamie, pourquoi tu pleures ?
— Je ne pleure pas ma chérie… Je pense à autrefois.
— C’était mieux avant ?
Je caresse ses cheveux en silence. Comment lui expliquer ce sentiment d’exil intérieur ?
La nuit venue, allongée dans mon lit sous les combles glacés, j’écoute les bruits de la maison qui ne m’appartient pas. Je repense à tout ce que j’ai sacrifié pour être ici. Et si c’était ça vieillir ? Devenir invisible aux yeux de ceux qu’on aime le plus ?
Dites-moi… Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu l’impression d’être un étranger chez vous-même ? Est-ce qu’on peut encore retrouver sa place quand tout semble perdu ?