Ma mère refuse de garder mes enfants, mais je dois faire vivre ma famille
— Non, Claire, je t’ai déjà dit que je ne pouvais pas. Je ne suis pas ta nounou !
La voix de ma mère résonne encore dans la cage d’escalier alors que je descends, les larmes aux yeux, tenant la main de Lucie, ma cadette. Je serre fort la poussette où dort Paul, six mois à peine. Mon aîné, Thomas, traîne derrière moi, le cartable trop lourd pour ses petites épaules. J’ai honte de pleurer devant eux, mais je n’en peux plus.
Depuis la mort de Julien, mon mari, il y a un an dans un accident de voiture sur la nationale près de Chartres, tout s’est effondré. Je n’ai pas eu le temps de faire mon deuil. Il a fallu survivre, organiser les obsèques, rassurer les enfants, répondre aux questions des assurances et des banques. J’ai cru que j’allais m’écrouler. Mon frère, Antoine, a été là au début. Il venait tous les soirs après son travail pour m’aider à coucher les petits ou faire les courses. Mais il a sa propre famille et deux enfants en bas âge. Je ne peux pas lui en vouloir d’avoir repris sa vie.
Je pensais que ma mère comprendrait. Elle est retraitée, elle vit seule depuis que papa est parti vivre avec une autre femme à Toulouse. Elle dit qu’elle est fatiguée, qu’elle a donné toute sa vie pour nous élever et qu’elle veut profiter de sa liberté. Mais moi ? Je n’ai pas choisi cette vie-là !
— Maman, s’il te plaît… Juste deux heures le mercredi après-midi pour que je puisse faire mes ménages…
Elle soupire, lève les yeux au ciel :
— Claire, tu dois apprendre à te débrouiller. Tu ne peux pas toujours compter sur les autres.
Je me retiens de hurler. Je voudrais lui dire que je ne compte plus les nuits blanches à pleurer dans la cuisine, à calculer comment payer la cantine et l’électricité. Que je ne dors plus depuis des mois parce que Paul se réveille toutes les deux heures et que Lucie fait des cauchemars depuis la mort de son père. Que j’ai accepté ce boulot de femme de ménage dans une résidence pour personnes âgées parce que c’était le seul qui me permettait d’être là à la sortie de l’école.
Mais je me tais. Je prends sur moi. Je serre les dents.
À la sortie de l’école, je croise d’autres mamans qui discutent devant le portail. Certaines me regardent avec pitié, d’autres évitent mon regard. J’entends parfois des chuchotements : « Tu sais, elle élève ses trois enfants toute seule… »
Le soir, quand tout le monde dort enfin, je m’effondre sur le canapé avec une tasse de thé froid. Je pense à Julien. Il aurait su quoi dire à sa mère pour la convaincre. Il aurait su trouver les mots pour rassurer Thomas qui fait pipi au lit depuis six mois. Il aurait su me prendre dans ses bras et me dire que tout ira bien.
Mais il n’est plus là.
Un jour, j’ai craqué. J’ai déposé Paul chez ma mère sans prévenir et je suis partie travailler. Quand je suis revenue deux heures plus tard, elle m’a ouvert la porte furieuse :
— Tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu me prends en otage !
J’ai éclaté en sanglots :
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je vais perdre mon boulot ! On va finir à la rue !
Elle m’a regardée longtemps sans rien dire. Puis elle a refermé la porte sans un mot.
Depuis ce jour-là, nos relations sont glaciales. Elle ne répond plus à mes appels. Antoine essaie d’arranger les choses mais il n’ose pas trop s’en mêler.
Je me sens seule comme jamais. Parfois j’en veux à Julien d’être parti si tôt. Parfois j’en veux à ma mère d’être si dure. Parfois j’en veux au monde entier.
Le matin, je me lève avant l’aube pour préparer les petits-déjeuners et habiller tout le monde. Je dépose Paul chez une voisine qui accepte de le garder une heure contre quelques euros. Mais ce n’est pas tenable sur le long terme.
Un soir, Thomas me demande :
— Maman, pourquoi mamie ne veut plus venir ?
Je ne sais pas quoi répondre. Je mens :
— Elle est fatiguée mon chéri…
Mais il n’est pas dupe.
J’ai pensé à tout : demander une place en crèche (il n’y en a pas), solliciter une aide de la mairie (dossier en attente depuis des mois), trouver un autre travail (mais qui voudra d’une mère seule avec trois enfants ?). Parfois j’imagine tout quitter et partir loin, recommencer ailleurs… Mais où ? Avec quels moyens ?
La nuit dernière, j’ai rêvé que Julien revenait. Il me souriait et me disait : « Tu es forte Claire, tu vas y arriver ». Je me suis réveillée en pleurant.
Aujourd’hui encore, je me bats pour mes enfants. Pour qu’ils aient une vie digne malgré tout. Mais parfois je me demande : jusqu’où peut-on aller par amour pour ses enfants ? Et pourquoi la solidarité familiale s’effrite-t-elle si vite quand on en a le plus besoin ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?