Ma mère comptait chaque sou, mais c’est moi qui ai payé le prix

— Tu n’as pas besoin de ça, Émilien. On n’achète pas pour acheter.

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, alors que je fixais, à huit ans, une paire de baskets neuves derrière la vitrine du magasin de la rue de la République. Mes chaussures, héritées de mon cousin Paul, étaient trouées, la semelle se décollait. Mais maman, elle, ne voyait que le prix.

— On n’est pas des Américains, nous. On ne gaspille pas l’argent pour des futilités, ajoutait-elle en me tirant par la main.

J’ai grandi dans un petit appartement HLM à Saint-Étienne, avec ma mère, Monique, et ma sœur aînée, Camille. Mon père ? Parti quand j’avais cinq ans. Il envoyait une pension alimentaire irrégulière, et maman jonglait avec les factures comme une acrobate fatiguée. Elle travaillait à la mairie, au service de nettoyage. Chaque soir, elle rentrait les mains abîmées par les produits ménagers, le visage fermé par la fatigue et l’inquiétude.

Je me souviens des repas : des pâtes, du riz, parfois des œufs. Les légumes venaient du jardin de mon oncle, quand il en avait trop. Les rares fois où il y avait du poulet, c’était fête. Les vacances ? Un mot étranger. L’été, on restait à la maison, les volets fermés pour garder la fraîcheur. Je regardais les autres enfants partir à la mer, raconter leurs aventures à la rentrée. Moi, je mentais. Je disais que j’étais allé chez ma grand-mère à la campagne, que j’avais vu des chevaux. En vérité, je n’avais vu que les murs gris de notre immeuble.

À l’école, c’était pire. Les autres se moquaient de mes vêtements trop grands, élimés. Un jour, en CM2, Thomas m’a lancé :

— Tu pues le pauvre !

J’ai voulu disparaître. J’ai pleuré dans les toilettes, en silence. Je n’ai rien dit à maman. Elle aurait dit : « On s’en fiche de ce que pensent les autres. » Mais moi, je ne m’en fichais pas. J’avais honte. Honte d’être pauvre, honte d’être différent.

Maman économisait tout. Elle gardait les tickets de caisse, notait chaque dépense dans un vieux cahier. Elle refusait les sorties scolaires payantes. « On n’a pas les moyens », disait-elle. Mais elle ne m’expliquait jamais pourquoi elle économisait autant. Pour qui ? Pour quoi ?

Un soir d’hiver, alors que je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine, j’ai entendu maman parler à ma tante au téléphone :

— Je veux qu’ils aient une vie meilleure, tu comprends ? Je mets tout de côté pour eux…

Mais à force de tout mettre de côté, elle avait oublié de nous laisser vivre.

À l’adolescence, la colère a grandi en moi. Je voyais Camille se rebeller, claquer les portes, hurler qu’elle en avait marre de cette vie de privations. Moi, je me taisais. J’encaissais. Mais à l’intérieur, c’était un volcan.

Un jour, en terminale, j’ai explosé. J’avais besoin d’un livre pour le bac de français, mais maman a refusé de me donner l’argent.

— Tu peux l’emprunter à la bibliothèque !

— Mais il n’y en a plus ! Tout le monde l’a déjà pris !

— Eh bien tu attendras !

J’ai hurlé :

— Tu ne comprends rien ! Tu veux qu’on réussisse mais tu nous empêches de vivre comme tout le monde !

Elle m’a regardé, les yeux pleins de larmes qu’elle a vite essuyées du revers de la main.

— Je fais ce que je peux…

Ce soir-là, j’ai compris qu’elle portait un fardeau immense. Mais cela n’a pas effacé ma rancœur.

Les années ont passé. J’ai fait des études de droit à Lyon, grâce à une bourse. J’ai travaillé tous les étés pour payer mon loyer. J’ai appris à me débrouiller, à compter chaque centime. Mais surtout, j’ai appris à avoir peur de dépenser. Même aujourd’hui, alors que j’ai un bon poste dans un cabinet d’avocats à Paris, je ressens une angoisse irrationnelle devant chaque achat. Je compare les prix, je culpabilise dès que je m’offre un restaurant ou un vêtement neuf.

Ma mère a continué à économiser. À soixante ans, elle vit toujours dans le même appartement. Elle a mis de côté pour « nous », dit-elle. Mais à quel prix ?

Camille ne lui parle presque plus. Elle vit à Marseille, refuse de revenir à Saint-Étienne. Moi, je rends visite à maman une fois par mois. À chaque fois, elle me tend une enveloppe :

— Tiens, c’est pour toi. Mets-le de côté.

Je prends l’argent, mais j’ai envie de hurler : « Ce n’est pas ça dont j’ai besoin ! J’aurais préféré un sourire, une sortie au cinéma, un souvenir de vacances… »

Un dimanche, alors que nous buvions un café dans sa cuisine, j’ai osé lui dire :

— Tu sais, maman… J’aurais aimé qu’on vive un peu plus, même si c’était difficile. J’aurais aimé qu’on s’autorise un peu de bonheur.

Elle a baissé les yeux.

— Je voulais juste que vous ne manquiez jamais de rien…

— Mais on a manqué de tout ce qui compte vraiment.

Un silence lourd est tombé entre nous. J’ai vu ses mains trembler. J’ai compris qu’elle avait fait du mieux qu’elle pouvait, avec ses peurs, ses blessures. Mais moi aussi, j’avais le droit d’être en colère.

Aujourd’hui, je me demande : comment se libérer du poids du passé ? Comment pardonner à ceux qui nous ont aimés maladroitement ? Est-ce que l’on peut vraiment guérir des cicatrices invisibles laissées par l’économie à tout prix ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?