Ma mère a tout donné à ma tante : l’héritage invisible
« Tu comprends, Camille, Victoire en a plus besoin que nous. »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et résignée, alors que je serre les poings sur la table en formica de la cuisine de mes beaux-parents. Autour de moi, les bruits du dîner s’éteignent. Mon mari, Julien, baisse les yeux sur son assiette, mal à l’aise. Sa mère, Madame Lefèvre, me lance un regard compatissant mais fatigué. Je sens la colère monter, brûlante, incontrôlable.
« Mais maman, tu sais très bien dans quelle galère on est ! »
J’ai crié plus fort que je ne l’aurais voulu. Mon frère Paul, assis à côté de moi, détourne le regard. Il a quinze ans, il ne comprend pas tout, mais il sent la tension. Je me lève brusquement et sors sur le balcon minuscule qui donne sur la cour grise de l’immeuble. L’air froid me gifle le visage.
Depuis deux ans, Julien et moi vivons ici, dans la chambre d’amis de ses parents. On partage la salle de bains avec eux et leur fille cadette, Lucie, qui rentre tard du lycée et claque les portes. On économise chaque centime pour un apport, on rêve d’un petit appartement à nous, rien qu’à nous. Mais chaque mois, il y a une nouvelle dépense imprévue : les lunettes de Paul, la chaudière qui lâche chez mes parents, la cantine scolaire…
Et maintenant, cet héritage qui aurait pu tout changer. Un appartement de deux pièces à Montrouge, hérité de mes grands-parents maternels. Ma mère avait le choix : le garder pour elle — ou le transmettre à l’un de ses enfants. Mais non. Elle l’a donné à sa sœur Victoire.
Victoire… L’aînée. Toujours fragile, toujours à plaindre. Elle vit déjà dans un F3 avec son fils Thomas, sa belle-fille Sophie et leurs deux enfants turbulents. Certes, c’est serré. Mais moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ?
Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains et appelle ma mère.
— Maman, pourquoi tu fais ça ? Pourquoi toujours Victoire ?
— Camille, tu sais bien… Elle est seule depuis que ton oncle est parti. Elle n’a pas ta force.
— Ma force ? Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que vivre ici c’est une partie de plaisir ?
Un silence gênant s’installe.
— Tu as Julien… Tu es jeune… Tu t’en sortiras.
Je raccroche sans répondre. Je me sens trahie. Invisible.
Le soir même, je rentre tard du travail — un CDD dans une petite librairie du 14e arrondissement. Julien m’attend sur le canapé-lit déplié.
— Ça va ?
— Non.
Il me prend la main.
— On va y arriver, tu verras.
Mais je n’y crois plus vraiment.
Quelques jours plus tard, Paul débarque chez moi après les cours. Il a les yeux rouges.
— Maman m’a dit que tu étais fâchée… C’est à cause de l’appartement ?
— Oui… Un peu beaucoup même.
— Tu crois qu’elle t’aime moins que tante Victoire ?
Je reste sans voix. Est-ce ça que je ressens ? Une préférence insidieuse ?
Je repense à mon enfance : Victoire qui tombait malade tous les hivers, ma mère qui courait chez elle avec des soupes et des médicaments pendant que je gardais Paul. Les Noëls où Victoire arrivait en retard et repartait avec les restes du repas dans des tupperwares. Les anniversaires où elle pleurait en parlant de son mari disparu.
Toujours elle au centre de tout.
Un dimanche, je décide d’aller voir Victoire. Elle m’accueille dans son salon encombré de jouets et de linge à plier.
— Camille ! Entre ma chérie ! Tu veux un café ?
Elle est sincère, gentille même. Mais je sens une gêne entre nous.
— Tu sais pour l’appartement ?
— Oui…
— Je ne voulais pas te voler quoi que ce soit… C’est ta mère qui a insisté…
Elle baisse les yeux.
— Tu sais… Je n’ai jamais rien eu pour moi. J’ai toujours été celle qui devait demander…
Je la regarde longtemps. Je vois sa fatigue, sa solitude aussi. Mais je pense à moi, à Julien, à Paul qui grandit sans chambre à lui.
En rentrant chez mes beaux-parents ce soir-là, je trouve Julien en train d’aider Lucie avec ses devoirs de maths. Je m’assois sur le lit et je pleure enfin. Longtemps.
Les semaines passent. La tension ne retombe pas. Ma mère m’appelle moins souvent. Paul se renferme. Julien fait des heures supplémentaires pour mettre plus de côté.
Un soir d’avril, alors que je rentre du travail sous une pluie battante, je croise Madame Lefèvre dans le couloir.
— Camille… Je sais que ce n’est pas facile ici… Mais tu es forte. Plus forte que tu ne crois.
Je souris faiblement.
Mais au fond de moi, une question me hante : pourquoi faut-il toujours être forte ? Pourquoi ceux qui crient le plus fort ou qui semblent les plus fragiles reçoivent-ils toute l’attention ? Et moi alors ? Qui pense à moi ?
Est-ce que l’amour d’une mère devrait se mesurer au sacrifice qu’on fait pour elle ou pour sa sœur ? Est-ce qu’on doit toujours accepter d’être invisible pour préserver la paix familiale ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?