Ma fille, mon miracle… et mes peurs pour son avenir
« Tu ne comprends rien, maman ! » Camille claque la porte de sa chambre si fort que le miroir du couloir en tremble. Je reste figée, la main encore levée, incapable de bouger. Mon cœur bat à tout rompre. Je me demande, pour la centième fois, où j’ai échoué.
Je m’appelle Hélène. J’ai 58 ans et je vis à Nantes avec mon mari, François. Nous avons une fille unique, Camille, notre miracle. Les médecins avaient été formels : « Madame Durand, vous n’aurez jamais d’enfants. » J’avais 35 ans. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ce jour-là. François a tenté de me consoler, mais je voyais bien qu’il était aussi effondré que moi.
Et puis, un matin d’automne, j’ai eu un retard. Je n’osais pas y croire. Le test a affiché deux barres roses. Je me souviens avoir hurlé de joie, avoir sauté dans les bras de François. Ma grossesse a été difficile, mais chaque contraction, chaque nausée était une bénédiction. Quand Camille est née, j’ai cru que le monde s’arrêtait de tourner pour la regarder respirer.
Nous l’avons élevée avec tout l’amour du monde. Peut-être trop. Camille était une enfant vive, curieuse, mais aussi capricieuse et exigeante. Nous cédions à ses moindres désirs : un vélo rose à Noël, des cours de piano à la rentrée, des vacances en Bretagne parce qu’elle voulait voir la mer. François disait toujours : « Elle est notre miracle, on ne peut rien lui refuser. »
Mais aujourd’hui, alors qu’elle a 23 ans et qu’elle vient de se marier avec Julien, je sens que notre miracle nous échappe. Julien est un garçon bien, gentil, patient. Mais il n’a pas grandi dans le même cocon que Camille. Sa famille est modeste ; il a appris à se débrouiller seul très jeune. Je vois bien qu’il fait tout pour la rendre heureuse : il cuisine quand elle rentre tard de son travail à la mairie, il supporte ses sautes d’humeur, il accepte même les visites hebdomadaires chez nous alors qu’il préférerait sûrement rester tranquille chez eux.
Ce soir-là, après la dispute avec Camille, je descends dans la cuisine où François lit son journal.
— Tu crois qu’on a raté quelque chose ?
Il lève les yeux vers moi, soupire.
— On l’a trop protégée. Elle ne sait pas ce que c’est que de faire des efforts.
Je repense à toutes ces fois où j’ai pris sa défense devant les professeurs, où j’ai appelé le lycée parce qu’elle avait eu une mauvaise note injuste selon elle. À chaque fois que je lui ai évité une déception ou une frustration.
Quelques jours plus tard, Julien m’appelle discrètement.
— Hélène… Je ne sais plus quoi faire avec Camille. Elle s’énerve pour un rien. Hier encore, elle a jeté son assiette parce que les pâtes étaient trop cuites.
Sa voix tremble. Je sens qu’il est au bord des larmes.
— Tu sais, Julien… Camille n’a jamais vraiment appris à gérer la frustration. On a voulu trop bien faire…
— Mais est-ce que ça va changer ? Est-ce que je vais tenir ?
Je n’ai pas de réponse. Je me sens coupable. J’ai voulu offrir le meilleur à ma fille et voilà que je crains d’avoir gâché sa vie amoureuse.
Le week-end suivant, nous sommes tous réunis pour l’anniversaire de François. L’ambiance est tendue. Camille critique le gâteau (« Trop sec ! »), râle parce que sa cousine a eu une promotion avant elle (« C’est injuste ! »), s’énerve contre Julien qui a oublié d’acheter du vin blanc (« Tu ne fais jamais attention ! »).
Après le repas, je surprends Julien sur le balcon, les yeux perdus dans la nuit nantaise.
— Tu sais… commence-t-il sans se retourner, parfois j’ai l’impression d’être invisible.
Je pose ma main sur son épaule.
— Tu n’es pas invisible pour moi.
Il sourit tristement.
— Mais pour elle ?
Je rentre chez moi ce soir-là avec une boule au ventre. Et si Julien partait ? Et si Camille se retrouvait seule ? Est-ce que ce serait ma faute ?
Les semaines passent et la situation empire. Camille s’enferme dans ses certitudes, refuse toute remise en question. Julien devient de plus en plus silencieux. Un soir, il ne rentre pas dormir. Il m’appelle le lendemain matin :
— Je suis chez mes parents. J’ai besoin de réfléchir.
Camille débarque chez nous en pleurs.
— Il m’abandonne ! Comme tout le monde finira par m’abandonner !
Je la serre dans mes bras mais je sens qu’elle m’en veut autant qu’à lui.
François tente de raisonner Camille :
— Tu dois apprendre à faire des compromis…
Mais elle ne veut rien entendre.
Je me retrouve seule dans la cuisine à regarder par la fenêtre la pluie tomber sur le jardin. J’ai mal pour ma fille mais aussi pour Julien qui n’a rien demandé à personne.
Quelques jours plus tard, Julien revient mais pose ses conditions :
— Je t’aime Camille mais il faut que tu changes… Sinon je ne tiendrai pas.
Camille pleure mais promet d’essayer.
Je ne sais pas si leur couple survivra. Je ne sais pas si j’ai été une bonne mère ou si j’ai trop aimé ma fille au point de l’empêcher de grandir.
Est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Est-ce que protéger nos enfants revient parfois à les condamner à souffrir plus tard ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?