Ma fille me reproche de ne pas être une mère comme les autres
— Tu ne comprends pas, maman ! s’est écriée Camille en claquant la porte de la cuisine.
Je suis restée figée, la tasse de café tremblant dans ma main ridée. Il était 18h30, la lumière dorée du printemps filtrait à travers les rideaux, mais tout semblait soudain froid et gris. Je venais de lui expliquer, une fois de plus, que je ne pouvais pas l’aider à payer la caution de leur nouvel appartement à Lyon. Je suis une retraitée, veuve depuis huit ans, et ma pension à peine suffisante pour couvrir mon loyer et mes courses. Mais Camille ne voit que ce que ses beaux-parents font pour elle et Paul, son mari : des virements réguliers, des cadeaux somptueux pour leur petit Arthur, des vacances à la mer…
— Pourquoi tu ne peux jamais rien faire pour nous ? Les parents de Paul nous aident tout le temps !
Sa voix résonne encore dans ma tête. J’ai eu Camille tard, à 42 ans, après des années d’attente, de traitements douloureux et d’espoirs déçus. Mon mari, Jacques, et moi avions tout misé sur ce miracle. Quand elle est née, j’ai cru que le bonheur était enfin à portée de main. Mais la vie n’a pas été tendre : Jacques est parti trop tôt, un cancer fulgurant qui m’a laissée seule avec une fillette de dix ans et des dettes à rembourser.
J’ai travaillé comme secrétaire médicale jusqu’à l’épuisement, sacrifiant mes loisirs, mes amis, mes rêves. Tout pour Camille. Je n’ai jamais pu lui offrir les mêmes choses que ses camarades : pas de ski à Chamonix, pas de stage linguistique en Angleterre. Mais elle avait toujours un goûter fait maison, un manteau chaud pour l’hiver, et surtout, mon amour inconditionnel.
Aujourd’hui, elle me regarde comme si j’étais une étrangère. Elle a 28 ans, un petit garçon adorable, un mari gentil mais un peu effacé. Paul vient d’une famille aisée de la région lyonnaise : son père dirige une entreprise de BTP, sa mère est pharmacienne. Ils vivent dans une grande maison avec piscine à Écully et ne comptent pas leurs sous. Pour eux, aider leurs enfants est naturel. Pour moi, c’est impossible.
— Tu pourrais au moins essayer !
J’ai voulu lui expliquer que je n’avais plus rien à donner. Que chaque euro compte. Mais elle n’écoute plus. Elle me compare sans cesse à ses beaux-parents :
— La mère de Paul nous a offert la poussette dernier cri…
— Le père de Paul va nous avancer l’argent pour la voiture…
Je me sens humiliée, inutile. Est-ce cela être mère ? Être jugée sur ce qu’on peut offrir matériellement ?
Hier soir encore, j’ai relu les lettres que Camille m’écrivait petite : « Maman chérie, tu es la meilleure du monde ». Où est passée cette tendresse ? Je me demande si j’ai raté quelque chose. Peut-être ai-je trop protégé Camille ? Peut-être ai-je fait d’elle une adulte exigeante ?
La semaine dernière, lors d’un déjeuner familial chez les parents de Paul, j’ai ressenti toute la distance qui nous sépare. La table débordait de plats raffinés ; on parlait voyages et placements financiers. Moi, je me taisais, mal à l’aise dans mon tailleur démodé. Camille riait aux éclats avec sa belle-mère, me jetant parfois un regard gêné.
Après le repas, dans le jardin fleuri, j’ai tenté d’aborder le sujet :
— Tu sais, ma chérie, je fais ce que je peux…
— Oui maman, mais tu pourrais au moins essayer de comprendre notre situation !
Sa voix était sèche. J’ai senti les larmes monter mais je les ai retenues. Je ne voulais pas pleurer devant tout le monde.
Le soir même, j’ai appelé mon amie Mireille :
— Je ne sais plus quoi faire… Elle me reproche de ne pas être comme les autres mères.
— Françoise, tu as tout donné pour elle ! Les jeunes aujourd’hui ne se rendent pas compte…
Mais cela ne me console pas. Je voudrais tant que Camille comprenne mes sacrifices. Qu’elle voie au-delà du compte en banque.
Hier soir encore, j’ai rêvé de Jacques. Il me disait : « Ne te laisse pas abattre. Tu as été une bonne mère ». Mais au réveil, le doute revient.
Ce matin, j’ai reçu un message de Camille : « On a signé le bail grâce à Paul et ses parents. Je te préviens juste qu’on déménage samedi prochain. » Pas un mot de remerciement. Pas une invitation.
Je me sens seule comme jamais. J’aimerais lui dire que l’amour d’une mère ne se mesure pas en euros. Que la vraie richesse est ailleurs. Mais comment lui faire comprendre ?
Est-ce que toutes les mères ressentent cette impuissance face à leurs enfants adultes ? Est-ce que l’amour maternel suffit encore dans un monde où tout semble se monnayer ?