Ma chambre n’est plus la mienne : L’ombre d’un invité
— Tu comprends, Lucie, Paul a besoin de stabilité. Il restera ici le temps qu’il faudra.
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête. Ce matin-là, je suis restée figée devant la fenêtre embuée de la cuisine, le bol de chocolat chaud entre les mains. Dehors, la pluie battait les pavés de notre petite rue de Dijon, mais c’est à l’intérieur que l’orage grondait.
J’ai voulu protester. J’ai ouvert la bouche, mais aucun son n’est sorti. Ma chambre… Mon refuge, mon univers, mes posters de cinéma français, mes carnets de poèmes cachés sous l’oreiller… Tout allait disparaître sous les affaires d’un autre. Paul, mon cousin que je connaissais à peine, débarquait chez nous parce que sa mère venait d’être hospitalisée après un accident. Je savais qu’il souffrait, mais pourquoi fallait-il que ce soit moi qui paie le prix fort ?
— Tu pourras dormir dans le bureau, a ajouté maman, comme si c’était une faveur.
Le bureau… Une pièce froide, sans rideaux, avec une vieille banquette qui grince et sent la poussière. J’ai senti les larmes monter mais je me suis retenue. Papa n’a rien dit. Il a juste haussé les épaules et s’est plongé dans son journal comme d’habitude.
Le soir même, Paul est arrivé avec une valise cabossée et un regard perdu. Il ne m’a même pas saluée. Ma mère l’a serré dans ses bras, lui a montré « sa » nouvelle chambre — MA chambre — et lui a préparé un chocolat chaud. J’ai observé la scène depuis l’ombre du couloir, le cœur serré.
Les jours suivants ont été un supplice silencieux. Paul ne parlait presque pas. Il restait enfermé dans ma chambre, écoutant de la musique sur mon enceinte Bluetooth, feuilletant mes livres sans me demander la permission. J’avais envie de hurler chaque fois que je passais devant la porte fermée. Mes parents faisaient comme si tout était normal.
Un soir, alors que je tentais de m’endormir sur la banquette du bureau, j’ai entendu des sanglots étouffés venant de ma chambre. Je me suis approchée doucement et j’ai collé mon oreille contre la porte. Paul pleurait. J’ai hésité à entrer, puis j’ai reculé. Pourquoi devrais-je compatir alors qu’on venait de me voler mon espace ?
À l’école, mes amis ont vite remarqué que quelque chose n’allait pas.
— T’as l’air crevée, Lucie. Ça va chez toi ?
J’ai haussé les épaules. Comment expliquer ce sentiment d’injustice ? Cette impression d’être devenue invisible dans ma propre maison ?
Un samedi matin, alors que je tentais de récupérer quelques affaires dans « ma » chambre, Paul était là, assis sur le lit, les yeux rouges.
— Tu veux récupérer tes trucs ?
Sa voix était rauque. J’ai hoché la tête sans le regarder.
— Je suis désolé… Je voulais pas prendre ta place.
J’ai senti ma colère se fissurer un instant. Mais j’ai répondu sèchement :
— C’est pas toi qui décides.
Il a baissé les yeux. Un silence gênant s’est installé. J’ai attrapé mon carnet de poèmes et je suis sortie en claquant la porte.
Les semaines ont passé. Paul s’est peu à peu ouvert à mes parents mais jamais à moi. Ma mère multipliait les attentions pour lui : des petits plats, des sorties au cinéma… Moi, j’avais l’impression d’être devenue transparente.
Un soir d’automne, alors que je rentrais du lycée sous une pluie battante, j’ai trouvé Paul assis sur les marches devant la maison.
— Tu veux qu’on parle ?
Il a levé les yeux vers moi. Pour la première fois, j’ai vu autre chose que de la tristesse ou de l’indifférence dans son regard : une sorte de détresse mêlée d’espoir.
— Je sais que tu m’en veux… Mais j’ai perdu plus qu’une chambre, tu sais.
J’ai senti ma gorge se nouer. Il avait raison. Lui avait perdu sa mère — ou presque — et moi je perdais un peu de mon enfance.
On est restés là, sous la pluie, à ne rien dire pendant de longues minutes.
Cette nuit-là, j’ai écrit dans mon carnet : « Peut-on vraiment partager ce qui nous est le plus cher sans se perdre soi-même ? »
Le lendemain matin, j’ai trouvé Paul en train de ranger quelques-unes de mes affaires sur mon étagère préférée.
— Je peux te laisser un peu plus de place si tu veux…
J’ai souri faiblement. Peut-être qu’on pouvait apprendre à cohabiter. Peut-être qu’on pouvait reconstruire quelque chose à deux.
Mais au fond de moi, une question restait : est-ce que mes parents se rendent compte de ce qu’ils m’ont demandé d’abandonner ? Est-ce qu’on peut vraiment être une famille quand on ne s’écoute plus ?
Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être un étranger chez vous ? Comment avez-vous retrouvé votre place ?