L’ombre de mon père : Le choix qui a tout bouleversé
« Tu vas le faire, Aurélie. Tu n’as pas le choix. »
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la table en formica, là où, enfant, je cachais mes larmes pour ne pas qu’il les voie. Mon père, Étienne, est assis en face de moi, le visage fermé, les yeux fatigués par la maladie, mais toujours aussi durs. Il ne dit rien. Il attend. Comme toujours, c’est moi qui dois décider, moi qui dois porter le poids de la famille.
Depuis que j’ai appris qu’il était en insuffisance rénale terminale, tout le monde me regarde comme si j’étais la seule capable de le sauver. Ma sœur, Camille, a refusé tout net. « Après ce qu’il nous a fait ? Jamais. » Elle a claqué la porte, emportant avec elle une colère que je n’ai jamais su exprimer. Moi, je suis restée. Parce que c’est ce qu’on attend de moi. Parce que je suis l’aînée. Parce que je suis celle qui pardonne, celle qui arrange, celle qui encaisse.
Mais aujourd’hui, je ne sais plus. Je me revois petite, recroquevillée dans le couloir, les mains sur les oreilles, pour ne pas entendre les cris, les objets qui volent, les insultes. Je me revois, adolescente, à supplier ma mère de partir, à promettre que je m’occuperais de Camille, à rêver d’une vie sans peur. Mais on n’est jamais parties. On a appris à se taire, à marcher sur la pointe des pieds, à deviner l’humeur d’Étienne avant même qu’il ouvre la bouche.
« Tu sais qu’il n’a personne d’autre, Aurélie. »
Ma mère me regarde avec cette détresse qui me serre le cœur. Elle a vieilli trop vite, usée par des années de compromis et de silences. Je voudrais lui dire que ce n’est pas à moi de réparer ce qui a été brisé. Que je n’ai plus la force. Mais je me tais. Encore.
Le soir, dans ma chambre, je tourne en rond. Je pense à mon travail à la médiathèque, à mes amis qui ne savent rien de tout ça, à mes rêves d’ailleurs, de liberté. Je pense à mon corps, à ce rein qu’on veut m’arracher au nom du sang, au nom du pardon. Mais le pardon, je ne l’ai jamais reçu. Ni pour moi, ni pour Camille, ni pour maman.
Un soir, Camille m’appelle. Sa voix est sèche, tendue :
— Tu ne vas pas le faire, hein ?
— Je ne sais pas…
— Il ne le mérite pas, Aurélie. Il ne l’a jamais mérité.
Je sens les larmes monter. Je voudrais être forte comme elle, capable de dire non, de claquer la porte. Mais je suis fatiguée. Fatiguée de porter la famille, fatiguée de devoir choisir entre ma vie et la leur.
Les jours passent. Mon père ne demande rien, mais son silence est un reproche permanent. Parfois, il me regarde avec une lueur d’espoir, parfois avec ce mépris qui m’a tant blessée. Un matin, il me lance :
— Tu fais ce que tu veux. Mais sache que si tu refuses, tu ne fais plus partie de cette famille.
La phrase claque comme une gifle. Je me retiens de pleurer. Je sors, je marche longtemps dans les rues de Nantes, sous la pluie fine. Je pense à tous ces enfants qui aiment leurs parents sans condition, à tous ces parents qui protègent leurs enfants. Pourquoi moi, je dois choisir entre ma survie et la sienne ?
Je prends rendez-vous à l’hôpital. Les médecins sont gentils, compréhensifs. Ils me parlent des risques, des suites opératoires, du temps de récupération. Mais personne ne me demande si j’en ai envie. Personne ne me demande si je peux pardonner.
La veille du rendez-vous décisif, je retrouve Camille dans un café du centre-ville. Elle me prend la main :
— Tu n’es pas obligée, tu sais. Tu as le droit de penser à toi.
Je la regarde, bouleversée. Pour la première fois, je sens que j’ai le choix. Que je peux dire non. Que je peux exister en dehors de cette famille brisée.
Le lendemain, devant l’hôpital, je m’arrête. Je respire profondément. Je pense à toutes ces années de silence, à toutes ces nuits d’angoisse. Je pense à la petite fille que j’étais, à celle que je veux devenir.
Je fais demi-tour. Je rentre chez moi. Je compose le numéro de mon père. Il décroche, sa voix est rauque :
— Alors ?
— Je ne peux pas, papa. Je suis désolée.
Un silence. Puis il raccroche. Je m’effondre en larmes, mais au fond de moi, je sens une paix nouvelle. Pour la première fois, j’ai choisi pour moi.
Aujourd’hui, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais je sais que j’ai le droit d’exister, moi aussi. Où s’arrête le devoir d’un enfant ? À quel moment avons-nous le droit de penser à notre propre bonheur ?