L’ombre de la préférée : Confessions d’une petite-fille oubliée
« Pourquoi tu ne peux pas être plus comme Thomas ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de la porte, les larmes me brûlant les yeux. Thomas, assis à table, me lance un regard mi-désolé, mi-amusé. Il sait qu’il est le préféré. Tout le monde le sait. Même moi, Camille, je l’ai compris bien trop tôt.
Je n’ai que seize ans, mais j’ai l’impression d’avoir déjà vécu cent vies d’indifférence. Depuis que mon père, François, a quitté la maison pour une autre femme – une histoire banale dans notre quartier de Nantes – ma mère s’est raccrochée à Thomas comme à une bouée. Il a dix ans, il est blond comme les blés, il joue au foot et ramène des médailles. Moi, je suis l’aînée, brune et discrète, passionnée de littérature et de dessin. Mais ça, ça ne compte pas.
« Camille, tu pourrais au moins débarrasser la table ! » crie ma mère alors que je monte dans ma chambre. Je n’ai pas faim ce soir. Je n’ai jamais faim quand elle commence à comparer nos bulletins scolaires ou nos amis. Thomas a toujours les mots justes pour elle. Moi, je suis maladroite, trop silencieuse ou trop franche.
Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourine contre les carreaux, j’entends ma mère parler au téléphone avec ma grand-mère, Suzanne. « Camille ? Elle est dans sa bulle… Je ne sais plus quoi faire avec elle. Thomas au moins me donne de la joie. » Je retiens mon souffle derrière la porte. Ma grand-mère soupire : « Tu ne peux pas aimer tes enfants pareil ? » Silence gênant. Ma mère change de sujet.
À l’école, je me fais discrète. Mes amies sentent que quelque chose ne va pas. « Tu viens au cinéma ce week-end ? » demande Chloé. Je mens : « Je dois garder Thomas. » En réalité, je n’ai pas envie de sortir. Je me sens invisible partout où je vais.
Un jour, tout bascule. Thomas rentre du foot en pleurant : il s’est blessé à la cheville. Ma mère panique, m’ordonne d’aller chercher de la glace et de préparer son lit sur le canapé. Elle passe la nuit à son chevet. Le lendemain matin, elle oublie de me réveiller pour le lycée. J’arrive en retard à un contrôle important. Mon professeur me gronde devant toute la classe.
Le soir venu, j’ose enfin parler : « Maman, tu aurais pu me réveiller… J’avais un contrôle… » Elle hausse les épaules : « Tu es grande maintenant, tu dois te débrouiller seule. Thomas a besoin de moi. » Cette phrase me transperce le cœur.
Les semaines passent et je m’enferme dans ma chambre, dessinant des visages sans sourire sur mes carnets. Ma grand-mère vient parfois me voir. Elle me serre fort contre elle : « Ma petite Camille… Tu sais que tu comptes pour moi ? » Je hoche la tête mais je n’y crois plus vraiment.
Un samedi matin, alors que ma mère prépare le petit-déjeuner pour Thomas – pancakes et chocolat chaud – elle me lance distraitement : « Il y a du pain sur la table si tu veux. » Je m’assois en silence. Thomas raconte son match de foot en riant. Ma mère l’écoute avec des étoiles dans les yeux.
Je décide alors d’écrire une lettre à ma mère. Une lettre que je n’enverrai jamais :
« Maman,
Je voudrais juste que tu me voies. Que tu t’intéresses à ce que j’aime, à ce que je ressens. Je ne suis pas Thomas, et je ne le serai jamais. Mais j’existe aussi.
Camille »
Un soir d’été, ma grand-mère m’invite chez elle pour les vacances. J’accepte sans hésiter. Chez Suzanne, je respire enfin. Elle m’écoute parler de mes rêves d’artiste, m’encourage à exposer mes dessins au centre culturel du quartier. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens fière de moi.
Mais la rentrée approche et l’angoisse revient avec elle. Ma mère m’appelle rarement pendant les vacances ; elle demande surtout des nouvelles de Thomas par l’intermédiaire de ma grand-mère.
À mon retour à la maison, rien n’a changé. Pire encore : Thomas a gagné un tournoi régional et toute la famille est réunie pour fêter ça. On m’oublie presque dans un coin du salon.
Un soir où je n’en peux plus, j’explose :
« Pourquoi tu ne m’aimes pas comme lui ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? »
Ma mère reste bouche bée puis s’énerve : « Arrête ton cinéma ! Tu es jalouse parce que ton frère réussit ! »
Je claque la porte et descends chez ma grand-mère en pleurant.
Suzanne me prend dans ses bras : « Tu sais Camille… Parfois les parents se trompent. Ce n’est pas toi qui es en faute. Tu as le droit d’exister pleinement. »
Depuis ce jour-là, j’ai décidé de ne plus attendre l’amour maternel qui ne viendra peut-être jamais. J’ai choisi de m’aimer moi-même et de chercher ailleurs ce soutien dont j’ai tant besoin.
Mais dites-moi… Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire quand on a grandi dans l’ombre ? Est-ce qu’un jour ma mère comprendra ce qu’elle m’a fait vivre ?