L’invité de trop : un dîner qui a tout bouleversé
— Tu pourrais au moins te laver les mains, non ?
Ma voix a claqué dans la salle à manger, brisant le silence gênant qui s’était installé dès l’arrivée de ce fameux Gérard. Il venait d’entrer, le visage rougeaud, les yeux brillants, et s’était assis à table sans même un regard pour moi. Mon frère Étienne, fidèle à lui-même, avait haussé les épaules, comme si ce détail n’avait aucune importance.
— Laisse tomber, Lucie, c’est pas grave, m’a-t-il lancé d’un ton las.
Mais pour moi, ce n’était pas rien. Depuis la mort de nos parents, Étienne et moi avions pris l’habitude de nous retrouver une fois par mois pour un dîner « en famille ». Ce soir-là, j’avais mis mon plus beau chemisier, j’avais préparé un gâteau au chocolat comme maman le faisait autrefois. J’avais besoin de ces moments pour me sentir moins seule dans mon petit appartement du 18ème. Mais ce soir, il y avait Gérard.
Gérard, c’était ce collègue d’Étienne dont il parlait parfois, toujours avec une pointe d’admiration. Je ne l’avais jamais rencontré. Il avait une façon de s’imposer, de parler fort, de rire gras. Il a attrapé le pain avec ses mains sales et s’est servi sans attendre. J’ai vu la mie se tacher de cambouis. J’ai senti la colère monter.
— Vous savez, Lucie, votre frère me parle souvent de vous !
Sa voix résonnait comme une fausse note dans la pièce. Il m’a regardée droit dans les yeux, un sourire en coin. J’ai détourné le regard vers Étienne qui semblait minuscule sur sa chaise.
— Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il raconte ?
J’ai tenté de garder mon calme mais je sentais mes mains trembler sous la table. Gérard a éclaté de rire.
— Que vous êtes la tête pensante de la famille !
Il a tapé sur l’épaule d’Étienne qui n’a pas réagi. J’ai senti une tension étrange entre eux. Quelque chose clochait. J’ai essayé de changer de sujet, mais Gérard revenait toujours à moi.
— Vous travaillez toujours dans cette association ? Les gens comme vous, ça me fascine… Toujours à vouloir sauver le monde !
Il a dit ça avec un mépris à peine voilé. J’ai serré les dents. Étienne n’a rien dit. J’ai eu envie de partir mais je me suis accrochée à mon verre de vin comme à une bouée.
Le repas s’est poursuivi dans un malaise grandissant. Gérard parlait fort, racontait des blagues douteuses sur les immigrés et les femmes. J’ai vu Étienne rire jaune, gêné mais incapable de s’opposer à son ami. J’ai compris que ce dîner n’était pas pour moi mais pour lui faire plaisir à lui.
À un moment, Gérard s’est penché vers moi :
— Vous savez, Lucie, votre frère est un chic type… Mais il devrait apprendre à dire non !
J’ai senti une pointe d’agressivité dans sa voix. Étienne a rougi.
— Gérard, ça suffit…
C’était la première fois qu’il élevait la voix. Gérard l’a fixé longuement puis a haussé les épaules.
— Tu sais très bien pourquoi je suis là.
Un silence glacial est tombé sur la table. J’ai regardé Étienne qui évitait mon regard. Mon cœur battait à tout rompre.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Gérard a souri tristement.
— Demande-lui donc pourquoi il a besoin de moi…
J’ai posé ma fourchette. Étienne avait les yeux embués.
— Lucie… Je voulais t’en parler…
Sa voix tremblait. Gérard s’est levé brusquement et a quitté la pièce en claquant la porte. Le bruit a résonné dans tout l’appartement.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Étienne a mis du temps à répondre. Il a fini par craquer :
— Je suis endetté jusqu’au cou… J’ai perdu mon boulot il y a trois mois et je n’osais pas te le dire. Gérard m’a prêté de l’argent… Mais il commence à me faire du chantage.
J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. Mon grand frère, celui qui m’avait toujours protégée, était en train de sombrer et je n’avais rien vu venir.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Il a éclaté en sanglots.
— Je ne voulais pas t’inquiéter… Tu as déjà assez de soucis avec ton boulot et ta solitude…
Je me suis levée pour le prendre dans mes bras. J’ai senti toute sa détresse, toute sa honte.
— On va s’en sortir ensemble… Mais plus jamais tu ne me caches quelque chose d’aussi grave !
Il a hoché la tête en pleurant.
Gérard est revenu quelques minutes plus tard, l’air furieux.
— Bon, je repasserai demain pour récupérer ce que tu me dois !
Je me suis interposée :
— Vous ne remettrez plus jamais les pieds ici ! Si vous continuez à harceler mon frère, j’irai voir la police !
Il m’a toisée avec mépris puis est parti sans un mot.
Le silence est retombé sur l’appartement. J’ai pris la main d’Étienne dans la mienne.
Ce soir-là, j’ai compris que la famille pouvait vaciller en un instant. Que derrière les apparences se cachent parfois des abîmes de solitude et de détresse. Mais j’ai aussi compris que rien n’est plus fort que l’amour fraternel.
Est-ce qu’on connaît vraiment ceux qu’on aime ? Combien de secrets se cachent derrière les sourires du quotidien ?