L’indépendance imposée : Le prix du sang et de l’orgueil

« Tu n’auras rien, Camille. Rien que ce que tu sauras bâtir de tes propres mains. »

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide comme le marbre du plan de travail sur lequel elle pose sa tasse de thé. Mon père, assis en face d’elle, ne lève même pas les yeux de son journal. Je serre les poings, mes ongles s’enfoncent dans ma paume. J’ai vingt-huit ans, un master en droit, deux petits boulots pour payer mon loyer dans un studio minuscule à la Guillotière, et je viens d’apprendre que mon contrat à la bibliothèque municipale ne sera pas renouvelé.

« Mais maman, papa… Je ne vous demande pas la lune. Juste un coup de pouce pour le dépôt de garantie. »

Ma mère soupire, lève les yeux au ciel. « Camille, tu sais ce que nous pensons. Nous t’avons donné une bonne éducation, des valeurs. L’argent facile ne t’apprendra rien. »

Mon père referme son journal avec un claquement sec. « Ta mère a raison. Regarde autour de toi : combien d’enfants gâtés finissent par se perdre ? Nous voulons que tu sois forte. »

Forte… Je me sens brisée. Je sors précipitamment, claque la porte derrière moi. Dans la rue, le vent me gifle le visage. Je marche sans but, les larmes brouillant ma vue. Les passants me frôlent sans me voir. Je pense à mes amies : Sophie dont les parents ont payé la moitié de son appartement à la Croix-Rousse, Julie qui a reçu une voiture pour ses vingt-cinq ans… Moi, je n’ai même pas droit à un prêt familial.

Le soir, je rentre dans mon studio glacé. Je m’assieds sur le lit défait, regarde le plafond fissuré. Mon téléphone vibre : un message de mon copain, Thomas. « Ça va ? »

Je tape : « Non. » Puis j’efface. J’écris : « On peut se voir ? »

Il arrive une heure plus tard avec une pizza tiède et son sourire maladroit. Il s’assied à côté de moi.

— Tes parents ?
— Toujours pareil.
— Tu veux qu’on en parle ?
— Non… Enfin si. J’en peux plus, Thomas. J’ai l’impression qu’ils me punissent d’être leur fille.

Il me prend la main.

— Tu sais… Ma mère dit toujours que les riches sont avares parce qu’ils ont peur de perdre ce qu’ils ont.
— Mais ils n’ont rien à perdre ! Ils vivent dans une maison immense, ils partent en vacances trois fois par an… Et moi je galère pour payer mon pass TCL !

Il ne répond pas. Il sait qu’il n’y a rien à dire.

Les semaines passent. Je multiplie les entretiens d’embauche, sans succès. Un soir, je reçois une lettre recommandée : mon propriétaire augmente le loyer. Je fonds en larmes.

Je retourne chez mes parents, cette fois sans prévenir. Ma mère ouvre la porte, surprise.

— Camille ?
— J’ai besoin d’aide. Vraiment.

Elle me fait entrer dans le salon où mon père lit encore son journal.

— Papa… S’il te plaît.

Il me regarde longuement.

— Tu as déjà pensé à partir à Paris ? Il y a plus d’opportunités là-bas.
— Mais je n’ai pas les moyens !
— Tu trouveras bien une solution.

Je sens la colère monter.

— Vous ne comprenez donc pas ? Vous préférez voir votre fille galérer plutôt que de lui tendre la main ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?

Ma mère se lève brusquement.

— Camille ! Nous avons travaillé dur pour ce que nous avons. Nous ne voulons pas que tu deviennes dépendante !

Je crie presque :

— Mais je suis déjà dépendante ! De vos principes ! De votre orgueil !

Un silence glacial tombe sur la pièce. Je quitte la maison en courant.

Cette nuit-là, je dors chez Thomas. Il me serre contre lui pendant que je pleure toutes les larmes de mon corps.

Quelques jours plus tard, je reçois un appel inattendu : mon oncle Pierre, le frère de ma mère.

— Camille ? J’ai entendu dire que tu avais des soucis… Viens déjeuner dimanche.

Chez lui, l’ambiance est différente : chaleureuse, simple. Il m’écoute sans juger.

— Tu sais… Tes parents ont toujours été comme ça. Même avec moi quand j’étais jeune. Ils croient bien faire… Mais parfois ils oublient qu’on a besoin d’amour autant que d’indépendance.

Il me propose un petit boulot dans son cabinet d’architecture comme assistante administrative. Ce n’est pas ce dont j’ai rêvé, mais c’est un début.

Je travaille dur, économise chaque centime. Petit à petit, je reprends confiance en moi. Thomas et moi décidons d’emménager ensemble dans un deux-pièces modeste à Villeurbanne.

Un an plus tard, je croise ma mère au marché des Halles Paul Bocuse. Elle me regarde longuement avant de murmurer :

— Tu as changé… Tu as l’air heureuse.
— J’ai appris à ne plus attendre ce que vous ne pouvez pas donner.

Elle baisse les yeux, émue malgré elle.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce vraiment une preuve d’amour que de refuser d’aider son enfant au nom de l’indépendance ? Ou bien est-ce une peur maladive de partager ce qu’on possède ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à leur place ?