Lettre d’une mère absente : le prix du pardon

« Tu me dois bien ça, Camille. »

La voix de ma mère résonne dans ma tête alors que je relis sa lettre, assise sur le canapé défraîchi de mon petit appartement à Lyon. Il est 22h, la ville bruisse derrière mes fenêtres, mais tout ce que j’entends, c’est ce reproche glacial, écrit d’une main ferme et étrangère. Je n’ai pas vu ma mère depuis huit ans. Huit ans de silence, de distance, de tentatives maladroites pour oublier l’enfance que j’ai eue. Et voilà qu’elle revient, non pas avec des excuses, mais avec une demande : « J’ai besoin de ton aide financière. »

Je serre la feuille entre mes doigts. Mon compagnon, Julien, me regarde sans oser parler. Il sait tout. Les cris, les portes claquées, les silences pesants à table quand j’étais petite. Les « tu n’es bonne à rien », les « tu me coûtes trop cher », les « pourquoi tu n’es pas comme ta sœur ? ». Ma sœur, Élodie, elle, a fui à Bordeaux dès ses dix-huit ans et ne parle plus à personne. Moi, j’ai essayé de rester, de comprendre, d’aimer malgré tout. Mais on ne peut pas aimer quelqu’un qui vous détruit à petit feu.

« Tu vas lui répondre ? » demande Julien doucement.

Je hausse les épaules. J’ai envie de crier, de pleurer, de déchirer cette lettre en mille morceaux. Mais je reste là, figée. Je repense à ces soirs d’hiver où je rentrais de l’école et trouvais la maison vide. À ces anniversaires oubliés, à ces Noël où elle partait chez son amant en me laissant seule avec un plat surgelé. Je repense à la honte que je ressentais devant les autres enfants, à la peur de ses colères soudaines.

Et maintenant, elle ose me demander de l’argent ?

Je relis la lettre :

« Camille,

Je sais que nous n’avons pas toujours eu une relation facile. Mais aujourd’hui, j’ai des problèmes financiers. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. Tu travailles bien, tu peux m’aider. Tu me dois bien ça après tout ce que j’ai fait pour toi. »

Après tout ce qu’elle a fait pour moi ?

Je ris nerveusement. Julien s’approche et pose sa main sur mon épaule.

« Tu n’es pas obligée », murmure-t-il.

Mais en France, la loi est claire : l’obligation alimentaire existe entre parents et enfants. Même si le parent a été absent ou toxique. Je pourrais refuser, mais il faudrait prouver devant un juge la violence morale subie. Et puis… est-ce que je veux vraiment replonger dans ce passé ?

Le lendemain matin, je prends un café avec mon amie Sophie au Parc de la Tête d’Or. Elle écoute mon histoire en silence, puis souffle :

« Tu n’as rien à lui devoir. Elle t’a volé ton enfance. »

Je baisse les yeux. C’est facile à dire… Mais au fond de moi, une petite voix chuchote : et si je refusais ? Est-ce que ça ferait de moi une mauvaise fille ? Est-ce que je serais enfin libre ?

Le soir même, je décide d’appeler Élodie. Sa voix est froide au téléphone.

« Elle t’a écrit aussi ? »

Je reste sans voix.

« Elle m’a demandé 500 euros », continue-t-elle. « Je lui ai dit d’aller se faire voir. »

J’envie sa force. Moi, je suis toujours partagée entre la colère et la culpabilité.

Quelques jours passent. Je dors mal. Je fais des cauchemars où ma mère me poursuit dans les couloirs sombres de notre vieille maison de Villeurbanne. Je me réveille en sueur, le cœur battant.

Finalement, je décide d’écrire une lettre.

« Maman,

J’ai bien reçu ta demande. Je comprends tes difficultés mais je ne peux pas t’aider financièrement. Notre histoire est trop lourde pour que je puisse faire comme si rien ne s’était passé. J’espère que tu trouveras une solution.

Camille »

Je relis ces mots cent fois avant de les poster. J’ai peur qu’elle me déteste encore plus, peur aussi qu’elle disparaisse pour toujours cette fois-ci… Mais surtout, j’ai peur d’avoir fait le bon choix.

Le lendemain matin, je croise ma voisine Madame Lefèvre dans l’ascenseur.

« Vous allez bien Camille ? Vous avez l’air fatiguée… »

Je souris faiblement.

« C’est juste… des histoires de famille », dis-je.

Elle hoche la tête avec compassion.

« Ah vous savez… on ne choisit pas sa famille. Mais on peut choisir ce qu’on accepte ou non d’elle. »

Ses mots résonnent en moi toute la journée.

Quelques semaines plus tard, je reçois une nouvelle lettre de ma mère. Cette fois-ci, elle ne demande rien. Elle écrit simplement :

« Je comprends ta décision. Peut-être qu’un jour tu pourras me pardonner. »

Je pleure longtemps ce soir-là. Pas pour elle. Pour moi.

Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page sur une enfance brisée ? Est-ce que le pardon se mérite… ou se donne-t-il malgré tout ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?