Lettre à mon fils perdu : Le silence d’un anniversaire
« Tu ne devrais pas lui écrire, maman. » La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans ma cuisine silencieuse. Je serre la lettre contre ma poitrine, hésitante. Aujourd’hui, c’est mon soixante-dixième anniversaire. Les rideaux sont tirés, la lumière du matin filtre à peine sur la nappe en toile cirée. Je regarde le téléphone, espérant un miracle qui ne viendra pas.
Depuis trois ans, mon fils Julien ne m’appelle plus. Trois ans de silence, trois ans à me demander ce que j’ai bien pu faire pour mériter ça. La dernière fois que je l’ai vu, c’était au baptême de sa fille, dans une petite église de Lyon. Sa femme, Élodie, m’a à peine adressé un regard. Je me souviens encore de son sourire crispé, de la façon dont elle a serré Julien par le bras comme s’il risquait de s’envoler vers moi.
« Maman, tu sais bien qu’Élodie ne veut plus qu’on se voie. Elle trouve que tu es trop… envahissante. » Les mots de Julien me reviennent en pleine figure comme une gifle. Envahissante ? Moi qui ai élevé mes enfants seule après le départ de leur père, moi qui ai tout sacrifié pour eux ?
Je me lève, la lettre toujours à la main. J’ouvre la fenêtre sur la rue calme de mon quartier à Villeurbanne. Les voisins passent, certains me saluent d’un signe de tête. Ils ne savent rien de mon chagrin. Je repense à toutes ces années où la maison était pleine de rires, de disputes aussi, mais surtout d’amour. Aujourd’hui, il ne reste que le tic-tac de l’horloge et le ronron du chat.
Je relis la lettre que j’ai écrite à Julien :
« Mon cher fils,
Je ne comprends pas ce qui s’est passé entre nous. J’aimerais tant entendre ta voix pour mon anniversaire. Je t’aime et tu me manques terriblement. »
Je n’ose pas l’envoyer. Claire a peut-être raison : est-ce que je ne fais qu’empirer les choses ? Mais comment rester sans rien faire ?
Le téléphone sonne soudain. Mon cœur s’emballe. Mais ce n’est que ma sœur, Hélène.
— Joyeux anniversaire, ma grande ! Tu fais quoi aujourd’hui ?
— Rien… J’attends un appel qui ne viendra sans doute pas.
— Tu devrais sortir un peu, viens déjeuner à la maison.
Je refuse poliment. Je n’ai pas envie d’être une charge pour qui que ce soit aujourd’hui.
Je repense à Julien enfant, à ses genoux écorchés, à ses crises de colère quand il perdait au Monopoly. À l’adolescent rebelle qui claquait les portes mais revenait toujours pour un câlin avant de dormir. Où est passé ce garçon ?
Le soir tombe. Je prépare une soupe pour une personne. Le silence est assourdissant. Je me surprends à parler toute seule :
— Tu sais, Julien, je ne suis pas parfaite. J’ai sûrement fait des erreurs… Mais est-ce que ça mérite qu’on m’efface comme ça ?
Le chat saute sur mes genoux et je fonds en larmes. Je pense à Élodie. Qu’ai-je fait pour qu’elle me déteste autant ? Est-ce parce que j’ai donné mon avis sur l’éducation de leur fille ? Parce que j’ai osé offrir un pull tricoté main alors qu’elle préfère les marques ?
Je me souviens d’un Noël où tout a basculé. Élodie avait préparé un repas sophistiqué et moi j’avais apporté ma traditionnelle bûche maison. Elle avait souri poliment mais n’y avait pas touché. Après le repas, Julien m’avait prise à part :
— Maman, essaie de faire un effort avec Élodie…
— Mais j’essaie ! Je fais tout pour qu’elle se sente bien…
— Justement, tu en fais trop.
Depuis ce jour-là, j’ai senti la distance grandir entre nous.
Je décide finalement d’envoyer la lettre par mail — au moins il la recevra instantanément. J’ajoute quelques mots :
« Je ne veux pas te déranger ni te mettre mal à l’aise avec Élodie. Je veux juste que tu saches que je t’aime et que je serai toujours là pour toi. »
J’appuie sur « envoyer » et je me sens soudain vidée.
La nuit tombe sur Villeurbanne. Je regarde par la fenêtre les lumières des appartements voisins s’allumer une à une. Combien d’autres mères sont-elles seules ce soir ? Combien attendent un appel qui ne viendra jamais ?
Je repense à Claire qui m’a dit :
— Maman, tu dois accepter que Julien a sa vie maintenant…
— Mais pourquoi sa vie doit-elle se faire sans moi ?
Je n’ai pas de réponse.
Avant d’aller me coucher, je regarde une dernière fois mon téléphone. Rien.
Je m’allonge dans mon lit froid et je me demande : est-ce que j’aurais dû me taire toutes ces années ? Est-ce qu’on peut vraiment être « trop » mère ? Ou bien est-ce simplement la vie qui sépare les familles sans raison ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on doit tout accepter pour garder ses enfants près de soi ?