Lettre à Maman : Entre le Devoir et la Colère
« Tu ne comprends donc pas, Claire ? Ce n’est pas à moi de tout gérer ! » La voix de Paul résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, alors que je ferme la porte de l’appartement derrière moi. Je pose mon sac sur la table, j’allume la lumière. Il est vingt-deux heures passées. J’ai l’impression que le monde entier s’est rétréci à cette cuisine et à ce téléphone qui vibre encore d’un nouveau message.
Tout a commencé il y a trois mois, quand nous avons signé l’acte de vente de la maison de notre enfance à Villeurbanne. Maman n’y vivait plus vraiment depuis son diagnostic d’Alzheimer ; elle errait dans les pièces sans reconnaître les photos sur les murs. Mais vendre cette maison, c’était comme arracher les racines d’un arbre déjà malade. Paul voulait vendre vite, « pour ne pas perdre d’argent », disait-il. Moi, j’aurais voulu attendre, trouver une solution qui ne sente pas l’abandon.
Le notaire avait à peine rangé ses papiers que la question fatidique est tombée : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de Maman ? »
Paul a proposé une maison de retraite médicalisée à Caluire. « Elle sera bien entourée, et puis… on n’a pas le choix. » J’ai senti la colère monter en moi. Comment pouvait-il parler ainsi ? Maman avait toujours dit qu’elle voulait finir ses jours chez elle. Mais chez qui ? Chez moi ? Chez Paul ?
Le soir même, j’ai appelé ma sœur cadette, Sophie. Elle vit à Marseille et n’a pas mis les pieds à Lyon depuis Noël dernier. « Je ne peux pas tout lâcher ici pour Maman », m’a-t-elle dit d’une voix lasse. « Et puis, tu sais bien que Paul ne supporte pas de la voir comme ça… »
J’ai raccroché, le cœur serré. J’ai repensé à toutes ces années où Maman nous préparait des tartes aux pommes le dimanche, où elle nous bordait le soir en nous racontant des histoires inventées. Aujourd’hui, elle ne se souvient même plus de nos prénoms.
La semaine suivante, Paul a organisé une visite dans un EHPAD moderne. Les couloirs sentaient la javel et la soupe tiède. Une infirmière souriante nous a expliqué le programme d’activités : atelier mémoire, gym douce… J’ai vu Maman assise dans un fauteuil, le regard perdu par la fenêtre. Elle murmurait : « Je veux rentrer à la maison… »
En sortant, Paul a haussé les épaules : « On n’a pas le choix, Claire. Tu veux quoi ? Qu’on se sacrifie tous les deux ? »
Je me suis sentie coupable d’être en colère contre lui. Après tout, il a aussi sa vie : deux enfants en bas âge, un boulot prenant. Mais pourquoi tout doit-il toujours reposer sur moi ?
Les jours ont passé. Les messages se sont faits plus tendus :
— « Claire, tu as réfléchi ? Il faut donner une réponse à l’EHPAD avant vendredi. »
— « Je ne peux pas prendre Maman chez moi, c’est trop petit ! »
— « Sophie ne veut pas s’en mêler… »
Un soir, j’ai craqué. J’ai appelé Paul en pleurant :
— « On ne peut pas juste décider comme ça ! Tu te rends compte de ce que ça veut dire pour elle ? »
— « Et tu proposes quoi ? Tu veux arrêter de travailler pour t’occuper d’elle ? Tu sais que c’est impossible ! »
Je n’ai rien répondu. Il avait raison. Mon salaire ne suffit déjà pas à payer mon loyer et mes factures. Prendre Maman chez moi voudrait dire renoncer à tout ce que j’ai construit.
J’ai pensé à demander conseil à notre tante Hélène. Elle a élevé seule trois enfants après la mort de son mari. Elle m’a écoutée en silence puis m’a dit doucement : « Tu sais, Claire, il n’y a pas de bonne solution. Il n’y a que des choix qu’on fait avec le cœur… et parfois avec la raison. »
Le lendemain matin, je suis allée voir Maman dans sa chambre provisoire chez Paul. Elle était assise sur son lit, un vieux pull tricoté sur les genoux. Elle m’a regardée sans me reconnaître.
— « Bonjour Madame… Vous venez me chercher ? »
J’ai senti mes yeux se remplir de larmes.
— « Oui Maman… Je viens te voir… »
Elle a souri faiblement.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai relu tous les messages échangés avec Paul et Sophie. J’ai compris que notre famille était en train de se fissurer sous le poids de cette décision impossible.
Je me suis assise devant mon ordinateur et j’ai commencé cette lettre — une lettre que je n’enverrai peut-être jamais — pour demander conseil à ceux qui sont passés par là avant moi.
Comment fait-on pour choisir entre sa vie et celle de sa mère ? Comment ne pas en vouloir à ses frères et sœurs quand on se sent seul face au devoir ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui préfèrent fuir plutôt que d’affronter la réalité ?
Parfois je me demande : est-ce que l’amour filial doit forcément rimer avec sacrifice ? Ou bien est-ce qu’on a le droit de penser à soi sans être un monstre ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?