L’été où j’ai compris que je n’étais qu’un héritage
« Maman, tu as bien pris tes médicaments ? » La voix de Camille résonne dans la chambre blanche, trop blanche, de l’hôpital Cochin. Je sens la sueur couler dans mon dos malgré la climatisation poussive. Je hoche la tête, incapable de répondre. Mon cœur bat trop vite, mes mains tremblent. J’ai soixante-dix ans, et pour la première fois, je me sens vieille.
Camille s’approche, pose sa main sur la mienne. Elle sourit, mais ses yeux glissent vers son mari, Thomas, qui pianote sur son téléphone. « On va s’occuper de tout, maman. Tu n’as plus à t’inquiéter. »
Je voudrais la croire. Mais depuis que j’ai été hospitalisée après ce malaise, quelque chose a changé. Je le sens dans leurs gestes, dans leurs mots trop doux, trop mesurés. Je les entends chuchoter dans le couloir quand ils pensent que je dors.
Un soir, alors que la lumière du jour s’efface derrière les rideaux gris, j’entends la voix basse de Thomas : « Tu es sûre qu’elle a déjà fait le testament ? Avec tout ce qu’elle possède… L’appartement à Montparnasse, la maison à Honfleur… »
Camille soupire : « Elle l’a fait il y a des années, mais il faudrait vérifier. Si elle devait… enfin, tu vois… »
Le silence tombe comme une chape de plomb. Je retiens mon souffle. Je voudrais me lever, hurler, leur dire que je suis encore là, que je ne suis pas un coffre-fort ambulant. Mais je reste immobile, glacée par la trahison.
Les jours suivants, leur sollicitude devient presque étouffante. Camille m’apporte des fleurs, Thomas propose de gérer mes papiers administratifs. Ils parlent d’avenir, de « sécurité », de « tranquillité d’esprit ». Je comprends enfin : je ne suis plus leur mère ou leur belle-mère. Je suis un héritage en sursis.
La chaleur dehors est insupportable. Paris suffoque sous la canicule. À l’intérieur, je suffoque aussi, mais d’une autre façon. Je repense à mon mari, Paul, disparu il y a dix ans. Lui aurait su voir clair dans ce jeu de masques.
Une semaine plus tard, je quitte l’hôpital contre l’avis des médecins. Camille proteste : « Maman, tu n’es pas raisonnable ! » Mais je ne l’écoute pas. Je prends un taxi et me rends seule chez Maître Lefèvre, mon notaire depuis trente ans.
Dans son bureau feutré, je sens mes mains trembler encore. « Je veux changer mon testament », dis-je d’une voix ferme. Maître Lefèvre me regarde avec surprise. « Êtes-vous sûre ? »
Je hoche la tête. « Oui. Je veux que mon patrimoine aille à ceux qui m’ont vraiment aimée et soutenue. Pas à ceux qui attendent ma mort comme on attend le passage du facteur. »
Il acquiesce en silence et commence à rédiger les documents. Je décide de léguer une partie de mes biens à mon amie d’enfance, Hélène, qui m’a appelée chaque jour pendant mon hospitalisation sans jamais rien demander en retour. Une autre part ira à une association qui aide les femmes âgées isolées.
En sortant du cabinet du notaire, je me sens légère pour la première fois depuis des semaines. Mais la peur me rattrape : comment Camille va-t-elle réagir ? Ai-je été trop dure ?
Le soir même, Camille débarque chez moi sans prévenir. Elle est furieuse : « Tu es allée voir le notaire sans nous en parler ? Tu te rends compte de ce que tu fais ? »
Je la regarde droit dans les yeux : « Oui, Camille. Pour une fois dans ma vie, j’ai pensé à moi. »
Thomas intervient : « Tu ne peux pas nous faire ça ! Après tout ce qu’on a fait pour toi… »
Je ris jaune : « Ce que vous avez fait pour moi ? Ou pour mon argent ? »
Camille éclate en sanglots : « Tu es injuste ! On t’aime ! »
Je voudrais la croire. Mais au fond de moi, je sais que quelque chose s’est brisé.
Les semaines passent. Camille ne m’appelle plus. Thomas non plus. Je me retrouve seule dans mon grand appartement silencieux, entourée des souvenirs d’une vie entière consacrée à ma famille.
Parfois, la solitude me pèse tellement que j’ai du mal à respirer. Mais Hélène vient souvent me voir ; nous buvons du thé sur le balcon en regardant les toits de Paris rougir au coucher du soleil.
Un matin d’automne, alors que les feuilles mortes tapissent le boulevard Raspail, je reçois une lettre de Camille. Elle écrit qu’elle ne comprend pas ma décision mais qu’elle espère qu’un jour je lui pardonnerai.
Je relis sa lettre plusieurs fois. Les mots sont froids, distants. Où est passée la petite fille qui courait dans le jardin de Honfleur en riant aux éclats ? Où est passée la mère que j’étais ?
Je me demande si l’argent a vraiment tout détruit ou si c’est simplement la vie qui nous a éloignées.
Ce soir-là, assise seule face à ma fenêtre ouverte sur la ville endormie, je me pose une question : vaut-il mieux être seule mais libre ou entourée par des gens qui ne voient en vous qu’un compte en banque ? Est-ce que j’ai eu raison de choisir la solitude plutôt que la trahison ?