Les Échos d’un Amour Tu : Chronique d’un Silence Familial
« Tu n’es qu’une ingrate, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, même si cela fait des mois que je n’ai pas franchi le seuil de leur appartement. Je me souviens de cette dernière dispute, un soir d’hiver, où la pluie battait contre les vitres et où mon père, déjà ivre, avait jeté une assiette contre le mur. Ma mère n’avait rien dit. Elle n’a jamais rien dit. C’est ce silence qui m’a tuée à petit feu.
J’ai grandi dans un quartier populaire du 8ème arrondissement de Lyon. Mon père, Gérard, travaillait à l’usine jusqu’à ce que l’alcool prenne le dessus. Ma mère, Sylvie, était caissière au Carrefour du coin. J’aurais pu avoir une vie simple, mais la violence s’est invitée à notre table dès mes huit ans. Les cris, les portes qui claquent, les excuses du lendemain… Et moi, au milieu, invisible.
À l’école, je mentais. Je disais que j’avais mal dormi à cause du chat ou des voisins bruyants. Mais mes profs voyaient bien les cernes sous mes yeux et les bleus sur mes bras. Un jour, Madame Lefèvre, la prof de français, m’a prise à part :
— Camille, tu veux en parler ?
J’ai baissé les yeux. J’avais honte. Honte d’être celle qu’on plaint.
À 16 ans, j’ai commencé à passer mes soirées dehors, sur les quais du Rhône avec des amis qui ne posaient pas de questions. Je rentrais tard, parfois pas du tout. Ma mère m’attendait dans le salon, les yeux rouges d’avoir pleuré ou peut-être d’avoir trop bu elle aussi. Mon père dormait déjà, affalé sur le canapé.
Un soir, il a levé la main sur moi pour la première fois. J’avais osé lui dire qu’il puait l’alcool. Ma mère a détourné le regard. Ce soir-là, j’ai compris que je ne pouvais compter que sur moi-même.
À 18 ans, j’ai quitté la maison sans me retourner. J’ai trouvé un petit boulot dans un café du Vieux Lyon et un studio minuscule avec vue sur les toits. La liberté avait un goût amer : celui de l’abandon.
J’ai essayé de me construire une vie normale. J’ai rencontré Thomas à la fac. Il était doux, attentionné. Mais dès qu’il haussait la voix lors d’une dispute banale, je me figeais. Les souvenirs revenaient en rafale : les cris de mon père, le silence de ma mère.
Un jour, Thomas m’a dit :
— Tu ne me fais pas confiance…
Il avait raison. Comment faire confiance quand ceux qui auraient dû m’aimer m’ont trahie ?
Je me suis éloignée de lui, comme je l’avais fait avec tous les autres avant lui. Je me suis réfugiée dans mes études, dans le travail, dans la solitude.
Parfois, je croise ma mère au marché Monplaisir. Elle baisse les yeux ou fait semblant de ne pas me voir. Parfois elle m’appelle tard le soir, sa voix tremblante :
— Camille… tu vas bien ?
Je raccroche sans répondre. Je voudrais lui hurler ma colère : Pourquoi tu n’as rien fait ? Pourquoi tu m’as laissée seule face à lui ? Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Un dimanche matin, alors que je traînais au lit avec un mal de tête persistant — trop de vin rouge la veille — j’ai reçu un message de mon père :
« Je suis désolé pour tout. »
Je n’ai pas répondu. Je n’en ai pas eu la force.
La solitude est devenue mon armure. Je regarde les familles heureuses dans le parc de la Tête d’Or et je me demande ce que ça fait d’être aimée sans condition. D’avoir quelqu’un qui vous serre dans ses bras quand tout va mal.
Un soir d’automne, alors que je rentrais du travail sous une pluie fine, j’ai croisé une jeune fille qui pleurait sur un banc. Je me suis assise à côté d’elle sans un mot. Elle m’a regardée avec des yeux remplis de peur et de tristesse.
— Tu veux en parler ?
Elle a secoué la tête mais n’a pas bougé quand je lui ai tendu un mouchoir.
Je me suis revue à son âge, seule et perdue. J’aurais aimé qu’on s’assoie à côté de moi ce soir-là.
Aujourd’hui encore, à 21 ans, je porte en moi les cicatrices invisibles de mon enfance volée. Je me bats chaque jour pour ne pas reproduire ce schéma de silence et d’indifférence.
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont brisés ? Est-ce qu’on peut aimer sans avoir jamais été aimé ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?