L’équilibre brisé : Quand la préférence familiale déchire les liens
« Pourquoi lui et pas moi ? » Cette question me hante alors que je regarde Jacques, mon frère aîné, serrer dans ses mains le chèque que maman vient de lui tendre. Nous sommes assis dans la cuisine de notre appartement lyonnais, le carrelage froid sous mes pieds nus contraste avec la chaleur étouffante de ce mois de juin. Maman, droite comme un i, évite mon regard. Jacques, lui, semble gêné mais heureux. Je sens la colère monter en moi, une vague sourde qui menace de tout emporter.
— Tu ne dis rien, Laurent ? demande maman d’une voix douce, presque coupable.
Je serre les dents. Je voudrais hurler, casser quelque chose, mais je me contente de répondre :
— Non, rien.
Mais tout en moi crie l’injustice. Depuis toujours, on m’a répété que chez nous, il n’y avait pas de préférés. Pourtant, aujourd’hui, c’est bien Jacques qui repart avec un chèque de dix mille euros pour « l’aider à acheter son appartement ». Moi ? Rien. Pas même une promesse.
Le soir venu, je tourne en rond dans ma chambre. Les souvenirs affluent : les anniversaires où Jacques avait droit à une fête plus grande parce qu’il était « l’aîné », les vacances où il choisissait la destination… J’ai toujours fait semblant de ne pas voir. Mais là, c’est trop. Je compose le numéro de mon amie Camille.
— Tu ne trouves pas ça injuste ?
— Peut-être qu’elle pense qu’il en a plus besoin que toi…
— Mais pourquoi ne pas m’en parler ? Pourquoi ce secret ?
Camille soupire. Elle connaît ma famille depuis le collège. Elle sait combien je me suis toujours efforcé d’être le fils modèle, celui qui ne fait pas de vagues.
— Tu devrais lui dire ce que tu ressens.
Plus facile à dire qu’à faire. Le lendemain matin, je croise maman dans le salon. Elle prépare du café, l’air préoccupé.
— Tu veux du café ?
Je secoue la tête. Les mots me brûlent la gorge.
— Maman… Pourquoi tu as donné cet argent à Jacques ?
Elle s’arrête net. Son visage se ferme.
— Il traverse une période difficile avec son travail… Il a besoin d’un coup de pouce.
— Et moi ? Tu crois que je n’ai jamais eu besoin d’aide ?
Elle pose la cafetière avec un bruit sec.
— Ce n’est pas pareil, Laurent. Tu as toujours été plus débrouillard…
Je ris jaune.
— Ou alors tu n’as jamais voulu voir quand j’allais mal.
Un silence pesant s’installe. Je sens mes yeux s’embuer mais je refuse de pleurer devant elle. Elle s’approche, pose sa main sur mon épaule.
— Je suis désolée si tu t’es senti mis de côté… Ce n’était pas mon intention.
Mais l’intention compte-t-elle vraiment quand la blessure est là ?
Les jours passent et la tension ne retombe pas. Jacques m’appelle plusieurs fois mais je laisse sonner. Je lui en veux autant qu’à maman. Un dimanche matin, il débarque chez moi sans prévenir.
— Laurent, ouvre-moi !
Je finis par céder. Il entre, mal à l’aise.
— Je voulais te parler… Je ne savais pas que maman allait faire ça. Je ne lui ai rien demandé.
Je le regarde, partagé entre la colère et la tristesse.
— Tu aurais pu refuser.
Il baisse les yeux.
— J’aurais pu… Mais j’ai eu peur de dire non. J’ai peur de décevoir maman depuis toujours.
Son aveu me surprend. Moi aussi j’ai cette peur au ventre depuis l’enfance : celle de ne jamais être assez bien pour elle. On se regarde enfin vraiment, deux frères blessés par les mêmes attentes impossibles.
— On devrait lui parler ensemble, propose Jacques.
L’idée me plaît autant qu’elle m’effraie. Mais il a raison : il faut crever l’abcès.
Le soir même, nous retrouvons maman autour de la vieille table en bois du salon. Jacques prend la parole :
— Maman, on voudrait te dire ce qu’on ressent…
Il hésite puis continue :
— On a toujours eu l’impression qu’il fallait mériter ton amour. Que tu attendais quelque chose de nous…
Je prends le relais :
— Et quand tu aides l’un sans prévenir l’autre, ça nous fait mal. On se sent en compétition alors qu’on devrait être soudés.
Maman nous regarde longuement avant de fondre en larmes. C’est la première fois que je la vois aussi vulnérable.
— Je suis désolée… J’ai voulu bien faire mais j’ai oublié que vous aviez besoin d’être rassurés tous les deux. J’ai eu peur que Jacques s’effondre… Mais j’aurais dû vous parler à tous les deux.
On reste là longtemps à discuter, à vider notre sac. Pour la première fois depuis des années, je sens un poids s’alléger sur ma poitrine.
Quelques semaines plus tard, maman propose un dîner où elle annonce qu’elle souhaite aider chacun selon ses besoins mais surtout selon ses envies : « Plus jamais de secrets entre nous », promet-elle.
Ce soir-là, en rentrant chez moi sous les lumières dorées des quais du Rhône, je repense à tout ce qui s’est passé. Est-ce que l’amour parental peut vraiment être équitable ? Ou doit-on apprendre à accepter nos différences pour mieux s’aimer ?
Et vous, avez-vous déjà ressenti cette blessure silencieuse dans votre famille ? Comment avez-vous trouvé votre équilibre ?