Le week-end où j’ai cessé d’être invisible

« Tu n’as pas encore fini de débarrasser la table, Camille ? » La voix de ma belle-mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre les dents, les mains plongées dans l’eau tiède, les assiettes s’entrechoquant dans l’évier. Guillaume, mon mari, est assis dans le salon avec son père, un match de rugby à la télé, une bière à la main. Je les entends rire, parler fort, comme si je n’existais pas.

Je me répète que ce n’est qu’un week-end, que je dois tenir bon. Mais chaque samedi matin, c’est la même angoisse qui me réveille avant l’aube. Je prépare la maison, j’achète des viennoiseries chez la boulangerie du coin – « surtout pas celles du supermarché », m’a rappelé un jour ma belle-mère avec un sourire pincé. Je nettoie, je range, j’anticipe chaque remarque. Pourtant, rien n’est jamais assez bien.

« Tu sais, chez nous, on ne laisse jamais traîner les miettes sur la table », glisse-t-elle en passant un doigt sur la nappe. Je ravale ma colère. Guillaume ne dit rien. Il ne dit jamais rien. Il me lance parfois un regard gêné, mais retourne vite à sa conversation avec son père.

Je me demande à quel moment j’ai cessé d’être l’invitée dans cette famille pour devenir la domestique de tout ce petit monde. Ma propre maison ne m’appartient plus le temps d’un week-end. Je suis invisible, transparente. On me parle à peine, sauf pour me rappeler ce que je dois faire ou ce que j’ai mal fait.

Un samedi, alors que je sors le gratin du four, ma belle-mère s’approche et murmure : « Tu devrais mettre un peu plus de muscade, ça manque de goût. » Je sens mes joues brûler. J’ai envie de hurler. Mais je souris, comme toujours.

Après le déjeuner, je débarrasse pendant que les hommes discutent politique dans le salon. Ma belle-mère m’aide à peine : elle essuie une assiette puis s’arrête pour répondre à un message sur son téléphone. « Tu as de la chance d’avoir un mari comme Guillaume », me dit-elle soudain. « Il est patient avec toi… Tu sais, il aime que tout soit parfait. »

Je serre le torchon entre mes doigts. Est-ce moi qui ne suis pas parfaite ? Est-ce moi qui dois tout accepter sans rien dire ? Je repense à mes rêves d’étudiante à Toulouse, à mes ambitions professionnelles, à cette promesse que je m’étais faite de ne jamais me laisser enfermer dans un rôle imposé.

Le soir venu, alors que je m’apprête à monter me coucher – épuisée par cette journée où j’ai couru partout sans qu’on me remercie –, j’entends Guillaume dire à sa mère : « Camille est fatiguée ces temps-ci… Elle travaille beaucoup. » Sa mère hausse les épaules : « C’est normal pour une femme. Il faut bien tenir la maison. »

Je monte l’escalier en silence et m’effondre sur le lit. Les larmes coulent sans bruit. J’ai l’impression d’étouffer.

Le lendemain matin, alors que je prépare le café, mon beau-père entre dans la cuisine et lance d’un ton bourru : « Tu pourrais sourire un peu plus, Camille. On dirait que tu fais la tête tout le temps. » Je sens une colère sourde monter en moi.

Guillaume entre à son tour et me regarde sans comprendre. « Ça va pas ? »

Je pose brutalement la cafetière sur le plan de travail. « Non, ça ne va pas ! J’en ai assez ! Assez de passer mes week-ends à servir tout le monde pendant que vous faites comme si je n’existais pas ! Assez des remarques sur ma cuisine, sur mon ménage, sur mon sourire ! Je ne suis pas votre domestique ! C’est chez moi ici aussi ! »

Un silence glacial s’abat sur la pièce. Ma belle-mère arrive en courant, alertée par les éclats de voix.

« Qu’est-ce qui se passe ici ? »

Je me tourne vers elle, la voix tremblante mais ferme : « Ce qui se passe ? C’est que je n’en peux plus de vos critiques et de votre façon de me traiter comme si je n’étais bonne qu’à faire le ménage et la cuisine ! Je veux qu’on me respecte chez moi ! Je veux qu’on m’écoute ! Et toi Guillaume… J’attends aussi que tu prennes ma défense au lieu de te taire ! »

Guillaume reste figé, pris au dépourvu par ma colère. Sa mère ouvre la bouche pour répliquer mais s’arrête en voyant mes larmes.

« Camille… Je ne voulais pas… »

« Vous ne vouliez pas quoi ? Me blesser ? Me rappeler chaque semaine que je ne suis jamais assez bien pour votre fils ? Eh bien tant pis ! Ce week-end, c’est fini ! Je vais prendre l’air. Débrouillez-vous pour une fois ! »

Je claque la porte derrière moi et descends dans la rue sans savoir où aller. Le vent frais me gifle le visage mais je respire enfin. Je marche longtemps dans les rues de Bordeaux, croisant des familles attablées aux terrasses des cafés, des couples main dans la main.

Je pense à toutes ces femmes qui se taisent par peur du conflit ou par habitude. À toutes celles qui portent seules le poids du foyer sans jamais être reconnues.

Quand je rentre en fin d’après-midi, l’appartement est silencieux. Guillaume m’attend dans la cuisine. Il a rangé la vaisselle et préparé du thé.

« Je suis désolé Camille… Je n’avais pas compris à quel point tu souffrais… On va changer les choses, je te le promets. »

Je le regarde longtemps avant de répondre. Peut-on vraiment changer après tant d’années de silence ? Est-ce à moi seule de porter ce combat ?

« Et vous ? Vous avez déjà eu l’impression d’être invisible chez vous ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour vous faire entendre ? »