Le Terrain Stérile de Nos Silences
« Tu m’as donné la parcelle stérile. Rien ne pousse ici ! »
La voix de Camille résonne dans l’air lourd du jardin partagé, tranchant le silence du matin comme une faux. Je serre les dents, les mains enfoncées dans la terre sèche, sentant la colère monter en moi. Autour de nous, les autres jardiniers font semblant de ne pas écouter, mais je vois bien leurs regards furtifs, leurs oreilles tendues. Depuis la mort de maman, tout est devenu sujet à dispute entre nous. Même la terre.
Je me relève lentement, essuyant la sueur de mon front. « Ce n’est pas moi qui ai choisi, Camille. On a tiré au sort, tu te souviens ? »
Elle lève les yeux au ciel, ses bras croisés sur sa poitrine maigre. « Tu savais très bien que ce terrain ne valait rien. Tu as toujours eu ce don pour tomber du bon côté. »
Je voudrais lui crier que ce n’est pas vrai, que je n’ai jamais rien eu de plus qu’elle. Mais à quoi bon ? Depuis l’enterrement de maman à Sainte-Foy-lès-Lyon, tout est devenu poison entre nous : les souvenirs d’enfance, les photos jaunies, même les recettes de confiture que maman nous avait laissées. Et maintenant, ce bout de terre.
Je me souviens du jour où nous avons découvert le testament. Maman avait tout prévu : « À mes filles, je lègue chacune une parcelle dans le jardin partagé où j’ai tant aimé cultiver mes tomates et mes pivoines. » Mais il n’y avait qu’une seule parcelle vraiment fertile ; l’autre, envahie de cailloux et d’ombre, n’avait jamais rien donné. Le sort avait décidé que la bonne me reviendrait.
Camille n’a jamais accepté cette injustice du hasard. Depuis des semaines, elle me harcèle pour échanger les terrains. « C’est toi l’aînée, tu devrais montrer l’exemple ! » me lance-t-elle encore aujourd’hui, sa voix tremblante d’émotion ou de rage – je ne sais plus.
Je regarde autour de moi : les fraisiers que j’ai plantés commencent à fleurir, les salades sont déjà prêtes à être coupées. Sur sa parcelle à elle, il n’y a que des mauvaises herbes et quelques radis malingres qui peinent à sortir de terre. Je sens la culpabilité me ronger, mais aussi une vieille rancune que je croyais oubliée.
« Tu te rappelles quand maman t’a offert son vieux tablier ? » dis-je soudain, la voix rauque. « Moi aussi j’aurais voulu l’avoir… Mais je n’ai rien dit. »
Camille me fusille du regard. « Ce n’est pas pareil ! Le tablier ne nourrit pas une famille ! »
Je baisse les yeux. Elle a raison. Depuis qu’elle a perdu son emploi à la bibliothèque municipale, elle peine à joindre les deux bouts avec ses deux enfants. Moi, avec mon CDI chez EDF et mon studio à la Croix-Rousse, je n’ai pas ces soucis-là. Mais est-ce une raison pour céder ?
Le soleil tape fort sur nos têtes. Un silence épais s’installe entre nous, seulement troublé par le bourdonnement des abeilles sur les fleurs de thym.
« Tu sais quoi ? » souffle Camille en brisant le silence. « J’ai l’impression que maman t’aimait plus que moi. Elle t’a tout donné : la bonne terre, ses bijoux… Même son sourire. »
Je sens mes yeux s’embuer. Je voudrais lui dire qu’elle se trompe, que maman nous aimait toutes les deux pareil – mais au fond de moi, un doute s’insinue. Est-ce vrai ? Ai-je toujours été la préférée ? Ou bien est-ce Camille qui se sentait toujours en manque ?
Je m’approche d’elle et pose une main hésitante sur son épaule. Elle se raidit mais ne me repousse pas.
« Écoute… Si tu veux vraiment échanger les parcelles… »
Elle me coupe net : « Non ! Je veux juste que tu reconnaisses que ce n’est pas juste ! Que tu as eu de la chance ! »
Je reste sans voix. Toute cette histoire n’est donc qu’une question de reconnaissance ? De justice ?
« Camille… Je suis désolée si tu as eu l’impression d’être moins aimée. Mais ce terrain… Ce n’est qu’un bout de terre. On pourrait peut-être le cultiver ensemble ? Comme avant… »
Elle hésite un instant, puis secoue la tête.
« Non. Je veux réussir seule. Prouver que je peux faire pousser quelque chose ici… même si c’est impossible. »
Je la regarde s’éloigner vers sa parcelle stérile, le dos droit malgré la fatigue et la colère. Je sens un mélange d’admiration et de tristesse m’envahir.
Les semaines passent. Je l’observe en cachette : elle retourne la terre chaque matin, plante des graines qu’elle arrose avec une patience obstinée. Parfois ses enfants viennent l’aider ; ils rient ensemble malgré les échecs répétés.
Un soir d’orage, alors que je rentre du travail sous une pluie battante, je trouve Camille assise sur le banc du jardin partagé, trempée jusqu’aux os.
« J’abandonne », murmure-t-elle sans lever les yeux.
Je m’assieds à côté d’elle en silence. Les mots me manquent.
« Tu sais », dis-je enfin, « maman disait toujours : ‘La terre finit toujours par rendre ce qu’on lui donne.’ Peut-être qu’il faut juste plus de temps… »
Elle esquisse un sourire triste.
« Ou peut-être qu’il faut accepter qu’on ne récolte pas toujours ce qu’on espère… »
Nous restons là longtemps, côte à côte sous la pluie qui s’apaise peu à peu.
Aujourd’hui encore, je repense à ce terrain stérile et à tout ce qu’il représente : nos blessures d’enfance, nos jalousies muettes, notre besoin d’amour et de reconnaissance.
Est-ce que le vrai héritage de maman était cette terre… ou bien notre capacité à pardonner ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?