Le silence du jardin : la perte d’Éric

« Où est Éric ? »

La voix de ma fille, Juliette, résonne dans le jardin, tranchant le calme du matin. Je laisse tomber la tasse de café qui se brise sur le carrelage. Mon cœur s’arrête. Je cours dehors, les mains tremblantes, appelant son nom. « Éric ! Éric ! »

Il y a cinq minutes à peine, il jouait près du vieux pommier, son camion rouge à la main. Cinq minutes. C’est tout ce qu’il a fallu pour que ma vie bascule.

Mon mari, Laurent, surgit du garage, essuyant ses mains pleines de cambouis. « Il est où ? » demande-t-il, la panique montant dans sa voix. Juliette pleure déjà, agrippée à ma robe.

On fouille chaque recoin du jardin, la cabane, derrière les buissons. Rien. Le portail est entrouvert. Mon sang se glace. L’étang communal n’est qu’à cinquante mètres.

Je me mets à courir, pieds nus sur le gravier. J’entends Laurent crier derrière moi : « Claire ! Attends-moi ! » Mais je ne peux pas attendre. Je cours comme si ma vie en dépendait.

L’étang est calme, trop calme. Un canard s’envole en battant des ailes. Je vois le petit camion rouge flottant près de la berge. Je hurle.

Laurent me rejoint et plonge sans réfléchir. Les voisins accourent, alertés par mes cris. Je tombe à genoux, incapable de respirer.

Quelques minutes plus tard – ou peut-être des heures, je ne sais plus – Laurent sort de l’eau avec Éric dans ses bras. Son petit corps est inerte. Les pompiers arrivent, tentent de le réanimer sur l’herbe détrempée. Je serre Juliette contre moi, son visage enfoui dans mon cou.

« Madame, il faut nous laisser faire… »

Mais je ne peux pas lâcher prise. Je veux le toucher, le réchauffer, lui parler. Je veux croire qu’il va ouvrir les yeux et me sourire comme il le faisait chaque matin.

Mais Éric ne se réveille pas.

Le médecin du SAMU pose une main sur mon épaule. « Je suis désolé… »

Le monde s’effondre autour de moi.

Les jours qui suivent sont flous. Les voisins déposent des fleurs devant notre portail. Le maire vient présenter ses condoléances. Les journalistes veulent des témoignages ; je refuse de leur parler.

Laurent ne dit plus rien. Il passe ses journées assis dans le salon, fixant le mur. Juliette dort dans notre lit chaque nuit, tremblante de cauchemars.

Ma mère arrive de Lyon pour m’aider. Elle prépare des repas que personne ne mange. Elle tente de me rassurer : « Tu n’y es pour rien, ma chérie… » Mais je sais que c’est faux. Si j’avais mieux surveillé Éric… Si j’avais fermé le portail…

La culpabilité me ronge.

Un soir, alors que la maison est plongée dans le silence, Laurent éclate :

— Pourquoi tu ne l’as pas surveillé ?

Sa voix est rauque, pleine de larmes retenues.

— Tu crois que je ne m’en veux pas assez ?

— On aurait dû mettre une clôture plus haute…

— On aurait dû faire tellement de choses !

Je m’effondre sur le sol carrelé, incapable de répondre. Juliette descend l’escalier en pleurant :

— Arrêtez ! Ce n’est pas la faute de maman !

Je la serre contre moi et nous pleurons ensemble.

Les semaines passent. Les obsèques d’Éric sont un supplice : la petite église du village déborde de monde. Les enfants de l’école maternelle déposent des dessins sur son cercueil blanc. Je n’arrive pas à regarder les autres parents dans les yeux.

Le soir, je m’assois près de l’étang, là où tout s’est arrêté. Je parle à Éric comme s’il pouvait m’entendre :

— Tu me manques tellement…

Un jour, Juliette me rejoint et glisse sa main dans la mienne.

— Tu crois qu’il est heureux là-haut ?

Je voudrais lui dire oui sans hésiter, mais ma voix se brise.

La vie reprend lentement son cours. Laurent retourne au travail à l’usine Renault du coin ; il ne parle plus d’Éric mais je vois sa douleur dans ses yeux fatigués. Juliette recommence à dessiner ; elle fait toujours trois personnages : elle, son papa et moi… et un petit ange blond au-dessus d’eux.

La psychologue scolaire propose d’organiser un groupe de parole pour les familles du quartier ; plusieurs parents avouent avoir eu peur pour leurs propres enfants près de l’étang. La mairie décide enfin d’installer une clôture solide autour de l’eau.

Mais pour nous, il est trop tard.

Parfois je me demande si un jour la douleur s’atténuera vraiment ou si elle fera toujours partie de moi, comme une cicatrice invisible.

Aujourd’hui encore, chaque matin en ouvrant les volets sur le jardin silencieux, je me demande : comment continuer à vivre après avoir perdu ce qu’on avait de plus précieux ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner – aux autres ou à soi-même – après une telle tragédie ?