Le silence des touches : Quand la musique devient une prison

— « Lucie, recommence la gamme. Tu as encore raté le fa dièse ! »

La voix de ma fille Camille résonne dans le salon, sèche, impatiente. Je suis assise dans le fauteuil près de la fenêtre, tricotant machinalement, mais mes yeux ne quittent pas Lucie. Ma petite-fille, dix ans à peine, les épaules voûtées, les doigts crispés sur les touches du vieux piano droit hérité de mon père. Elle ne répond pas, elle recommence, encore et encore, le même passage. Les notes tombent comme des larmes sur le parquet ciré.

Je sens la tension dans l’air, cette tension familière qui s’installe chaque mercredi après-midi depuis que Camille a décidé que sa fille serait pianiste. « Comme moi », dit-elle souvent, avec une fierté blessée. Mais moi, je vois bien que Lucie n’a ni l’envie ni le talent. Elle n’a que la peur de décevoir.

— « Tu ne fais pas d’efforts ! » s’exclame Camille en claquant la partition. « À ton âge, j’étais déjà capable de jouer Debussy sans faute ! »

Lucie baisse la tête. Je voudrais me lever, la prendre dans mes bras, lui dire que tout cela n’a pas d’importance. Mais je reste figée. Je repense à Camille enfant, à ses propres larmes devant ce même piano, à mes encouragements maladroits. Est-ce moi qui ai semé cette obsession ?

Le soir venu, alors que Camille prépare le dîner dans la cuisine, je m’approche doucement de Lucie qui s’est réfugiée sous la table du salon avec son carnet à dessins.

— « Tu aimes toujours dessiner ? » je chuchote.

Elle hoche la tête sans un mot. Je vois ses mains tachées de feutre trembler légèrement.

— « Tu sais… on n’est pas obligé d’aimer le piano. »

Ses yeux s’agrandissent, pleins d’espoir et de crainte à la fois.

— « Maman veut que je joue… Elle dit que c’est important pour mon avenir. »

Je soupire. En France, on aime tant exhiber les réussites de nos enfants : concours de musique, mentions au brevet, médailles de natation… Mais à quel prix ?

Plus tard dans la soirée, alors que Lucie est couchée, j’ose aborder le sujet avec Camille.

— « Tu ne trouves pas que Lucie est fatiguée ? Elle n’a plus l’air heureuse au piano… »

Camille me lance un regard glacé.

— « Maman, tu ne comprends pas. Aujourd’hui, si on ne pousse pas nos enfants, ils n’arrivent à rien. Je ne veux pas qu’elle gâche son potentiel comme moi j’ai gâché le mien. »

Je sens la colère monter en moi.

— « Mais si son potentiel n’est pas là ? Si elle préfère dessiner ? »

Camille serre les dents.

— « Elle finira par aimer ça. C’est une question de discipline. »

Je me tais. Je sais que discuter avec Camille quand elle est dans cet état est inutile. Mais la nuit venue, je repense à tout cela. À mon propre rôle dans cette histoire.

Le lendemain matin, j’accompagne Lucie à l’école. Sur le chemin, elle me confie à voix basse :

— « Mamie… tu crois qu’un jour maman me laissera arrêter ? »

Je sens mon cœur se serrer.

— « Je ne sais pas… Mais je vais essayer de lui parler encore. »

À l’école, je croise d’autres parents sur le trottoir. Les conversations tournent autour des activités extrascolaires : « Ma fille fait du violon », « Mon fils est déjà en compétition d’échecs ». Je me demande combien d’enfants sourient vraiment en pensant à ces activités imposées.

Le samedi suivant, c’est le grand récital du conservatoire municipal. Camille a invité toute la famille : oncles, tantes, cousins… Lucie porte une robe blanche amidonnée qui la gratte aux poignets. Dans les coulisses, elle tremble comme une feuille.

— « Tu vas être parfaite », murmure Camille en arrangeant une mèche rebelle.

Mais quand vient son tour, Lucie s’assoit devant le piano et reste figée. Les premières notes sortent hésitantes puis s’arrêtent net. Un silence pesant envahit la salle. Les regards se tournent vers nous.

Lucie se lève soudain et quitte la scène en courant.

Camille blêmit. Je me précipite derrière Lucie et la retrouve en pleurs dans les toilettes du conservatoire.

— « Je suis désolée mamie… Je n’y arrive pas… »

Je la serre contre moi aussi fort que je peux.

Après cet épisode humiliant pour Camille, le silence s’installe à la maison pendant plusieurs jours. Personne n’ose aborder le sujet du piano. Lucie évite sa mère et s’enferme dans sa chambre pour dessiner des heures durant.

Un soir, alors que Camille corrige des copies sur la table de la cuisine (elle est professeure de français au collège), je m’assieds en face d’elle.

— « Camille… Tu sais que je t’aime et que je veux ce qu’il y a de mieux pour Lucie. Mais là… tu ne vois pas qu’elle souffre ? »

Elle soupire longuement.

— « J’ai peur qu’elle m’en veuille plus tard si je ne lui donne pas toutes les chances… »

Je prends sa main.

— « Peut-être qu’elle t’en voudra si tu ne l’écoutes pas maintenant. »

Camille baisse enfin les armes. Quelques jours plus tard, elle propose à Lucie d’arrêter le piano pour un temps et de choisir une autre activité.

Lucie choisit un atelier de dessin à la MJC du quartier.

Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’écouter nos enfants ? Pourquoi confondons-nous leurs rêves avec les nôtres ? Est-ce vraiment aimer que d’imposer ce qui nous a manqué ?