Le silence de Julien : une mère face à la spirale de la dette
— Julien, tu peux venir un instant ?
Ma voix tremblait. Je tenais dans ma main cette enveloppe blanche, le logo de la Banque Populaire bien visible. Il était vingt heures, un vendredi soir comme tant d’autres, mais l’air semblait plus lourd que d’habitude. Julien est apparu dans l’encadrement de la porte, les épaules voûtées, le regard fuyant.
— Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai simplement tendu la lettre. Il a blêmi en la reconnaissant. Mon cœur s’est serré.
— C’est rien, laisse tomber…
— Julien, tu me demandes de l’argent chaque semaine depuis deux mois. Tu crois que je ne vois rien ?
Il a détourné les yeux, triturant nerveusement la manche de son sweat. J’ai senti la colère monter, mais aussi une immense tristesse. Comment en étions-nous arrivés là ?
Julien a vingt-huit ans. Il a fait des études de commerce à Lyon 3, il a trouvé un CDI dans une petite boîte d’informatique à Villeurbanne. Je croyais qu’il avait pris son envol, qu’il était prêt à affronter la vie d’adulte. Mais depuis quelque temps, il revenait souvent dîner à la maison, prétextant la nostalgie des plats de mon enfance — mon gratin dauphinois, ses lasagnes préférées. J’étais heureuse de le retrouver, mais je sentais qu’il y avait autre chose.
Ce soir-là, il s’est effondré sur le canapé.
— Je suis désolé, maman… J’ai fait n’importe quoi. J’ai pris un crédit pour acheter une voiture d’occasion, puis j’ai commencé à utiliser ma carte pour tout et n’importe quoi. Je pensais que je pourrais gérer… Mais maintenant je suis à découvert tous les mois. J’ai honte.
J’ai posé ma main sur la sienne.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Il a haussé les épaules.
— Tu as déjà assez de soucis avec ton boulot et mamie qui perd la tête… Je voulais pas t’en rajouter.
J’ai senti mes yeux me piquer. Depuis que mon mari nous avait quittés il y a dix ans, j’avais tout fait pour que Julien ne manque de rien. Mais avais-je trop couvé mon fils ? Avais-je oublié de lui apprendre à dire non, à gérer ses priorités ?
Le lendemain matin, j’ai appelé ma sœur Claire. Elle est assistante sociale à la mairie du 3ème arrondissement.
— Hélène, tu n’es pas seule. Beaucoup de jeunes galèrent avec l’argent aujourd’hui. Entre les loyers qui explosent et les jobs précaires… Mais il faut qu’il accepte d’en parler avec quelqu’un.
J’ai proposé à Julien d’aller voir un conseiller bancaire ensemble. Il a refusé d’abord, puis a accepté à contrecœur.
— Je veux pas passer pour un incapable…
— Personne ne te jugera. On va trouver une solution.
À la banque, le conseiller — Monsieur Lefèvre — a été direct :
— Vous avez accumulé près de 7 000 euros de dettes entre le crédit auto et le découvert. Il va falloir établir un plan d’apurement et revoir vos dépenses.
Julien s’est recroquevillé sur sa chaise. J’ai vu dans ses yeux toute la honte du monde.
Le soir même, il m’a avoué qu’il avait aussi emprunté de l’argent à deux amis — Paul et Romain — et qu’il n’osait plus les voir.
— Je me sens comme un parasite…
J’ai voulu le rassurer, mais je savais que les mots ne suffiraient pas. La semaine suivante, j’ai surpris une conversation téléphonique entre lui et Paul :
— Je te jure que je vais te rembourser… Non, c’est pas que je veux pas te voir, c’est juste compliqué en ce moment…
Après avoir raccroché, il s’est enfermé dans sa chambre pendant des heures. J’ai entendu des sanglots étouffés derrière la porte.
Les jours ont passé. Julien a commencé à noter toutes ses dépenses dans un carnet. Il a vendu sa console de jeux sur Leboncoin, arrêté les livraisons Uber Eats et ramené ses tupperwares au boulot.
Un soir, alors que nous dînions en silence, il a murmuré :
— Tu crois que je suis foutu ?
J’ai serré sa main très fort.
— Non, tu es juste humain. On fait tous des erreurs. Ce qui compte c’est ce que tu fais maintenant.
Mais au fond de moi, je me demandais : comment aider son enfant sans l’étouffer ? Où est la limite entre soutien et dépendance ?
La tension est montée quand ma mère — mamie Jeanne — est tombée malade. Entre les rendez-vous médicaux et les factures qui s’accumulaient, j’ai craqué un soir devant Julien :
— Je ne peux pas tout porter toute seule !
Il m’a regardée avec des yeux pleins de culpabilité.
— Je vais chercher un deuxième boulot le soir… Peut-être livreur ou serveur…
J’ai voulu protester mais il m’a coupée :
— Laisse-moi essayer au moins une fois de régler mes problèmes moi-même.
C’était la première fois que je voyais cette détermination dans ses yeux d’adulte.
Les mois ont passé. Petit à petit, Julien a remboursé ses amis, réduit son découvert et même réussi à mettre un peu d’argent de côté. Mais notre relation avait changé : moins fusionnelle, plus adulte peut-être.
Un dimanche après-midi, alors que nous rangions ensemble le grenier chez mamie Jeanne, il m’a dit :
— Tu sais maman… Ce n’est pas l’argent qui m’a fait le plus peur. C’est l’idée de te décevoir.
J’ai souri tristement.
— Tu ne m’as jamais déçue. Mais promets-moi qu’on se dira toujours la vérité, même quand ça fait mal.
Il a hoché la tête en silence.
Aujourd’hui encore, je repense souvent à cette période sombre où tout aurait pu basculer. Combien de familles vivent ce genre de drame en silence ? Combien de jeunes adultes se noient dans leurs dettes par peur d’en parler ?
Et vous… Jusqu’où iriez-vous pour aider votre enfant sans l’empêcher de grandir ?