Le parfum du pain chaud et l’amertume des mots tus – L’histoire de Claire dans une cuisine française
— Tu pourrais au moins goûter, François !
Ma voix tremble alors que je pose la miche de pain encore tiède sur la table. La croûte craque sous mes doigts, libérant ce parfum rassurant de blé chaud qui me rappelle mon enfance à la campagne, chez mes grands-parents en Bourgogne. Mais ce soir, rien n’a le goût de la nostalgie. Tout est amer.
François lève à peine les yeux de son téléphone. Il soupire, agacé, comme si chaque mot que je prononce était un fardeau supplémentaire. « Je t’ai dit que je n’ai pas faim, Claire. »
Je serre les poings. Depuis combien de temps n’avons-nous pas partagé un vrai repas, un vrai moment ? Je me souviens de nos débuts, quand il riait de mes essais ratés en cuisine, quand il me prenait dans ses bras pour me consoler d’un gratin brûlé. Aujourd’hui, il ne remarque même plus la nappe que j’ai repassée, ni le bouquet de pivoines sur la table.
Je m’assieds en face de lui. Le silence s’installe, lourd, pesant. J’entends le tic-tac de l’horloge, le vent qui s’engouffre sous la porte du balcon, et surtout, ce vide entre nous qui grandit chaque soir un peu plus.
« Tu travailles trop », je murmure, presque pour moi-même.
Il relève enfin la tête, son regard dur. « Et alors ? Tu voudrais que je fasse quoi ? Qu’on vive d’amour et d’eau fraîche ? »
Je baisse les yeux. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais comment lui expliquer ce manque, cette solitude qui me ronge alors qu’il est là, juste en face de moi ?
La porte du frigo claque soudainement. Notre fille, Camille, entre dans la cuisine en traînant les pieds. Elle a seize ans et déjà ce regard fatigué des adultes qui ont trop vu. Elle attrape un yaourt sans un mot et s’apprête à repartir.
« Tu ne veux pas rester dîner avec nous ? »
Elle hausse les épaules. « J’ai des devoirs. »
Je la regarde disparaître dans le couloir, son ombre glissant sur le carrelage froid. Encore une soirée où chacun mange dans son coin, où les mots restent coincés dans nos gorges.
Je me lève brusquement et attrape le couteau à pain. Je tranche une grosse part, la tend à François. « Goûte au moins celui-là. C’est la recette de ma grand-mère. »
Il prend la tranche à contrecœur, mord dedans sans conviction. « Il est bon », lâche-t-il mécaniquement.
Je sens les larmes monter. Ce n’est pas du pain que je veux partager avec lui, c’est une part de moi-même, de mon histoire, de mes souvenirs heureux. Mais il ne voit rien.
Je repense à notre mariage à la mairie du 2e arrondissement, à la promesse qu’on s’était faite : toujours se parler franchement, ne jamais laisser les rancœurs s’installer. Où sont passées ces belles résolutions ?
Le téléphone de François vibre encore. Il se lève sans un mot et quitte la pièce pour répondre. Je reste seule avec le pain, le beurre ramolli et cette table dressée pour une famille qui n’existe plus vraiment.
Je me surprends à parler à voix haute : « Est-ce que c’est ça, vieillir ensemble ? S’habituer à l’absence de l’autre même quand il est là ? »
La nuit tombe sur Lyon. Dehors, les lumières des immeubles s’allument une à une. Je me sens minuscule dans cette grande ville où tout le monde semble pressé, indifférent.
Plus tard, alors que je range la cuisine, Camille revient chercher un verre d’eau. Elle me regarde longuement avant de demander : « Maman… tu es heureuse ? »
Je reste figée, incapable de répondre. Heureuse ? Je ne sais même plus ce que ça veut dire.
Le lendemain matin, je me réveille tôt. Je décide d’aller marcher sur les quais du Rhône avant le lever du soleil. L’air est frais, vivifiant. Je croise des joggeurs, des livreurs de baguettes encore chaudes. Je m’arrête devant une boulangerie et regarde les gens faire la queue pour leur pain quotidien.
Je pense à ma grand-mère qui disait toujours : « Le pain rassemble ou sépare les familles, selon ce qu’on y met dedans : l’amour ou l’indifférence. »
En rentrant à la maison, je trouve François déjà parti au travail et Camille endormie devant son ordinateur portable.
Je m’assieds seule à la table du petit-déjeuner et je me fais une promesse silencieuse : ce soir, je parlerai. Je dirai tout ce que j’ai sur le cœur, même si ça fait mal.
La journée passe lentement. Au travail, je fais semblant d’écouter mes collègues parler des vacances d’été et des soldes chez Monoprix. Mais mon esprit est ailleurs.
Le soir venu, j’attends François et Camille avec une boule au ventre. J’ai préparé leur plat préféré : un gratin dauphinois et une tarte aux pommes comme autrefois.
Quand ils arrivent enfin, je prends une grande inspiration :
« Ce soir, on mange ensemble. Et on parle. »
François fronce les sourcils mais ne proteste pas. Camille s’assoit sans rien dire.
Je commence doucement : « Je ne veux plus faire semblant que tout va bien. J’ai besoin qu’on se parle vraiment… »
Les mots sortent difficilement au début puis tout s’accélère : mes frustrations, mes peurs, mon sentiment d’être invisible… François tente de se défendre mais finit par avouer qu’il se sent dépassé par son travail et qu’il ne sait plus comment être présent pour nous.
Camille éclate en sanglots : « J’en ai marre que vous soyez tristes tout le temps ! »
Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, nous restons tous les trois à table jusqu’à tard dans la nuit. On crie un peu, on pleure beaucoup… mais on parle enfin.
Le lendemain matin, rien n’est réglé mais quelque chose a changé : le silence n’a plus sa place chez nous.
Parfois je me demande : combien de familles vivent comme ça, côte à côte mais si loin les uns des autres ? Et vous… qu’est-ce qui vous empêche vraiment de parler autour de votre table ?