Le Jardin des Souvenirs et des Nouveaux Départs
— Tu comptes rester planté là longtemps, Paul ?
Sa voix sèche fend l’air du matin. Je serre la clé dans ma main, hésitante. Le portail grince, envahi par le lierre, comme si le jardin lui-même refusait de nous laisser entrer. Paul soupire, croise les bras. Depuis la mort de tonton Henri, tout est devenu compliqué entre nous. On ne se parle plus sans s’agacer, on évite les souvenirs comme on évite les orties.
Pourtant, ce jardin… Je me souviens des étés passés ici, à courir entre les rangs de tomates, à écouter Henri raconter ses histoires de jeunesse. Aujourd’hui, il ne reste qu’un terrain vague, des ronces, des outils rouillés et une odeur d’abandon. Mais c’est à nous maintenant. À nous de décider si on laisse mourir ce qui reste ou si on tente de le sauver.
Paul me regarde, son visage fermé :
— On n’a pas le temps pour ça, Élodie. J’ai mon boulot à Bordeaux, toi tu as ta vie à Lyon. Pourquoi s’embêter avec ce bout de terre ?
Je sens la colère monter. Il ne comprend pas. Ce jardin, c’est tout ce qu’il nous reste d’Henri. Et peut-être aussi de notre enfance.
— Parce que c’est notre histoire, Paul ! Tu ne vois pas ? Ce jardin, c’est là qu’on a grandi…
Il détourne les yeux. Je sais qu’il pense à maman, à ces années où elle venait aider Henri après le divorce. À cette époque où on croyait encore que la famille pouvait tout réparer.
On entre enfin. Les orties fouettent nos jambes. Je m’accroupis près d’un vieux rosier :
— Regarde, il y a encore des bourgeons…
Paul hausse les épaules :
— Tu rêves. Tout est foutu ici.
Mais je refuse d’abandonner. Je commence à arracher les mauvaises herbes à mains nues. Paul soupire encore mais finit par prendre une bêche. Les premiers jours sont rudes : on se dispute pour un rien, sur la façon de tailler les arbres ou sur ce qu’il faut planter. Il me reproche mon entêtement ; je lui reproche son cynisme.
Un soir, alors que le soleil se couche sur les collines du Lot-et-Garonne, je trouve dans la cabane un carnet jauni par le temps. C’est l’écriture d’Henri : des recettes de confitures, des croquis du jardin, des notes sur les saisons…
Je lis à voix haute :
— « Pour Élodie et Paul, que ce jardin vous rappelle toujours d’où vous venez. »
Paul s’arrête net. Il me regarde différemment.
— Tu crois qu’il savait qu’on viendrait ?
Je hausse les épaules, émue :
— Peut-être qu’il espérait juste qu’on se retrouve ici…
Les jours passent et quelque chose change entre nous. On rit parfois en se rappelant les bêtises d’enfants. On découvre des trésors cachés : un vieux banc sous le noyer, des outils gravés aux initiales de notre grand-père. On apprend à travailler ensemble, à écouter l’autre.
Mais tout n’est pas simple. Un matin, Paul reçoit un appel : son patron menace de le licencier s’il ne rentre pas vite à Bordeaux. Je sens la peur revenir : vais-je devoir finir seule ?
— Je ne peux pas tout lâcher pour un jardin, Élodie…
Je ravale mes larmes.
— Ce n’est pas « juste » un jardin… C’est nous.
Il hésite longtemps. Finalement, il décide de rester quelques jours de plus. On plante ensemble les premiers semis : tomates anciennes, fraises des bois, lavande pour attirer les abeilles. Petit à petit, la terre reprend vie.
Un dimanche matin, notre mère vient voir le jardin. Elle pleure en voyant les premiers bourgeons.
— Henri serait fier de vous…
Ce jour-là, Paul me serre dans ses bras pour la première fois depuis des années.
L’été arrive et le jardin explose de couleurs et d’odeurs. Les voisins passent nous saluer, certains proposent leur aide ou partagent leurs souvenirs d’Henri. Le jardin devient un lieu vivant, un point de rencontre.
Mais au fond de moi subsiste une question : combien de temps cela va-t-il durer ? Paul retournera-t-il à sa vie d’avant ? Serons-nous capables de préserver ce lien retrouvé ?
Parfois je m’assieds seule sous le vieux noyer et je repense à tout ce que nous avons traversé.
Est-ce que c’est ça, grandir ? Apprendre à pardonner et à recommencer ? Ou bien sommes-nous condamnés à répéter les erreurs du passé ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?