Le droit d’être fatigué : une soirée au bord de l’explosion
« Tu pourrais au moins débarrasser la table, non ? » La voix de Camille claque dans la cuisine comme un coup de fouet. Je reste planté là, les mains encore sales de la journée, le dos courbé par douze heures à décharger des conteneurs sur les quais de Saint-Nazaire. J’ai envie de répondre, de lui dire que je n’en peux plus, que chaque muscle de mon corps crie grâce. Mais je ravale mes mots.
Pauline, notre fille de huit ans, fait mine de ne rien entendre et file dans sa chambre, son cartable sur l’épaule. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une honte sourde : celle de ne pas être à la hauteur, ni pour ma femme, ni pour ma fille, ni pour moi-même.
« Tu crois que c’est facile pour moi ? » Je finis par lâcher, la voix rauque. Camille me regarde, les bras croisés. « Tu crois que c’est facile pour moi non plus ? Tu rentres, tu t’affales, et tout le reste c’est pour moi ! »
Je voudrais lui expliquer ce que c’est que d’être ouvrier aujourd’hui. Les réveils à cinq heures du matin, la pluie qui s’infiltre sous le ciré, les collègues qui plaisantent pour oublier la fatigue, les chefs qui nous pressent comme des citrons. Mais je n’ai plus la force. Je me contente de m’asseoir lourdement sur une chaise.
Le silence s’installe. On entend juste Pauline qui fredonne dans sa chambre. J’essaie de me rappeler pourquoi on s’est aimés, Camille et moi. Avant que la routine ne vienne tout user. Avant que l’argent ne manque, que les factures s’accumulent sur le buffet en formica.
Ma mère m’appelle sur mon portable. Je sais déjà ce qu’elle va dire : « Tu passes dimanche ? Ton père voudrait te voir. Et n’oublie pas d’apporter du pain. » Toujours des attentes, toujours des obligations. Je réponds vaguement, je promets sans y croire.
Camille soupire. « Tu pourrais faire un effort… Pour Pauline au moins. Elle te voit jamais sourire. »
Je serre les poings sous la table. Je pense à mon père, ouvrier lui aussi, qui n’a jamais parlé de ses émotions. Chez nous, on ne se plaint pas. On serre les dents et on avance. Mais ce soir, j’ai envie de hurler.
« Tu sais quoi ? J’en ai marre qu’on me demande toujours plus ! » Ma voix tremble. Camille me regarde avec surprise — ou est-ce de la peur ? — puis détourne les yeux.
Je me lève brusquement et sors sur le balcon. L’air du soir est humide, chargé d’embruns et d’odeurs de gasoil. Les lumières du port clignotent au loin comme des signaux de détresse.
Je repense à mon collègue Jérôme qui a craqué il y a deux semaines. Il s’est mis à pleurer devant tout le monde parce qu’il n’en pouvait plus. On s’est moqués de lui après coup — mais moi, j’ai compris.
Camille me rejoint sur le balcon. Elle pose une main hésitante sur mon épaule.
— Je voulais pas… Je voulais pas te blesser.
Je ferme les yeux. J’aimerais lui dire que je comprends, que moi aussi je suis dépassé. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— On fait quoi maintenant ? demande-t-elle doucement.
Je hausse les épaules. J’ai envie de tout envoyer valser : le boulot, les factures, les disputes stériles. Mais il y a Pauline qui dort dans sa chambre, il y a nos vies emmêlées comme des filets de pêche.
On reste là un moment sans rien dire. Puis Camille rentre préparer le sac du lendemain pour Pauline. Je reste dehors à regarder les grues du port qui se découpent dans la nuit.
Quand je rentre enfin, la table est débarrassée. Pauline dort déjà. Camille est assise sur le canapé, le regard perdu dans le vide.
— Tu veux qu’on parle ?
Je secoue la tête. Pas ce soir.
Dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir : cernes profondes, traits tirés, visage fermé. Est-ce que j’ai encore le droit d’être fatigué ? Est-ce qu’on attend trop de nous parce qu’on est des hommes ? Est-ce qu’on a le droit d’avouer qu’on n’en peut plus ?
Je retourne dans la chambre sans bruit et m’allonge à côté de Camille qui fait semblant de dormir.
Demain il faudra recommencer : se lever tôt, sourire à Pauline, faire semblant d’être fort.
Mais ce soir… Ce soir j’aimerais juste qu’on me laisse être fatigué.
Est-ce que vous aussi vous ressentez parfois cette pression ? Est-ce qu’on a vraiment le droit d’être vulnérable dans notre propre famille ?