Le choix de Camille : Entre murs neufs et rêves brisés

« Je ne veux pas y aller ! »

La voix de Camille résonne dans la cuisine nue, où la poussière de plâtre flotte encore dans l’air du matin. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant d’ignorer le tremblement qui me parcourt. Paul, mon mari, s’est figé, la clé à molette suspendue dans le vide. Nous sommes à deux semaines du déménagement, après des mois à poncer, peindre, rêver. Mais notre fille, notre unique enfant, vient de jeter une grenade au milieu de nos espoirs.

« Camille, on en a déjà parlé… » commence Paul, sa voix rauque trahissant sa fatigue. Il n’a pas dormi plus de trois heures cette nuit, hanté par les devis et les échéances. Mais Camille le coupe net :

« Je ne veux pas quitter Lyon ! Je ne veux pas aller dans ce trou perdu ! »

Je sens la colère monter en moi, mais aussi la peur. Peur de l’inconnu, peur d’avoir tout sacrifié pour rien. Nous avons vendu notre appartement en centre-ville pour acheter cette vieille bâtisse à Saint-Julien-sur-Reyssouze, persuadés que la campagne offrirait à Camille un cadre plus sain, loin du bruit et de la pollution. Mais elle, elle ne voit que l’isolement, l’absence de ses amis, le lycée inconnu où elle devra tout recommencer.

« Ce n’est pas un trou perdu », dis-je doucement, tentant la diplomatie. « Il y a une école, des commerces… »

Camille éclate : « Il n’y a même pas de cinéma ! Même pas un café où aller après les cours ! »

Paul pose sa clé sur le plan de travail avec un bruit sec. « On a fait ça pour nous tous. Pour toi aussi. »

Elle détourne les yeux, les bras croisés sur sa poitrine. Je me revois à son âge, rêvant de liberté et d’ailleurs, refusant les choix imposés par mes parents. Mais aujourd’hui, c’est moi qui impose.

Les jours suivants sont tendus. Camille s’enferme dans sa chambre ou sort rejoindre ses amis en ville. Paul et moi travaillons d’arrache-pied sur la maison : il pose les plinthes pendant que je peins les volets d’un bleu éclatant. Mais chaque coup de pinceau me rappelle que rien n’est acquis.

Un soir, alors que je trie des cartons dans le salon encore vide, Camille s’assoit à côté de moi sans un mot. Je sens qu’elle lutte contre les larmes.

« Maman… » Sa voix est si faible que j’ai du mal à l’entendre. « Tu crois que je vais me faire des amis là-bas ? »

Je pose ma main sur la sienne. « Je ne sais pas, ma chérie. Mais tu es forte. Tu t’adaptes toujours. »

Elle secoue la tête. « J’ai peur d’être seule… »

Je voudrais lui promettre que tout ira bien, mais je sais que ce serait mentir. Moi aussi j’ai peur : peur qu’elle nous en veuille toute sa vie, peur qu’elle se renferme ou qu’elle parte dès qu’elle en aura l’âge.

Le week-end suivant, nous faisons une dernière visite à la maison avant le grand saut. Le soleil perce à travers les arbres du jardin où Paul a planté un cerisier pour Camille. Elle s’arrête devant l’arbre minuscule et murmure : « Il va mettre des années à donner des fruits… »

Paul sourit tristement : « Comme nous ici. Il faut du temps pour s’enraciner. »

Le jour du déménagement arrive enfin. Les cartons s’entassent dans le camion de location ; la ville défile derrière nous comme un rêve qui s’efface. À l’arrivée, la maison sent encore la peinture fraîche et l’espoir fragile.

Les premières semaines sont difficiles. Camille rentre du lycée silencieuse, évite nos regards. Un soir, je l’entends pleurer dans sa chambre. Je frappe doucement à la porte.

« Camille ? »

Elle ne répond pas tout de suite. Puis : « J’ai l’impression d’être invisible ici… Personne ne me parle vraiment. Ils se connaissent tous depuis toujours… »

Je m’assieds sur son lit, impuissante.

« Tu sais… quand j’avais ton âge, mes parents ont déménagé à Dijon pour le travail de papa. J’ai détesté chaque minute au début. Mais j’ai fini par rencontrer des gens formidables… »

Elle me regarde avec des yeux pleins de reproches et d’espoir mêlés.

« Et si ça ne marche pas pour moi ? »

Je n’ai pas de réponse.

Les mois passent. L’hiver s’installe sur la campagne bressane. Paul trouve du travail dans une menuiserie locale ; moi je donne des cours particuliers aux enfants du village. Camille s’accroche tant bien que mal à ses études ; elle ramène parfois une camarade à la maison, mais son sourire reste rare.

Un soir de mars, alors que je prépare le dîner, elle entre dans la cuisine avec un air grave.

« Maman… Papa… J’ai été acceptée au lycée artistique à Lyon pour l’an prochain. »

Le choc me coupe le souffle.

Paul pose sa fourchette : « Tu veux retourner vivre en ville ? »

Camille hoche la tête : « J’ai besoin de ça… Je veux dessiner, peindre… Ici je me sens étouffée. »

Un silence lourd tombe sur nous trois. Mon cœur se serre : ai-je tout gâché ? Avons-nous sacrifié notre bonheur pour rien ?

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à tous ces mois passés à croire que cette maison serait notre refuge, alors qu’elle est peut-être devenue une prison pour notre fille.

Au petit matin, je regarde par la fenêtre le cerisier planté pour Camille. Il a survécu au gel ; quelques bourgeons pointent déjà vers le ciel gris.

Je me demande : faut-il laisser partir ceux qu’on aime pour qu’ils puissent enfin s’épanouir ? Ou doit-on lutter pour garder la famille unie sous un même toit ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?