L’argent, la famille et les non-dits : l’histoire de Claire et son père
« Tu comptes lui en parler, Claire ? » La voix de Julien résonne dans la cuisine, sèche, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février. Les enfants dorment encore à l’étage, mais la tension est déjà là, palpable, suspendue entre nous comme un linge mouillé qu’on n’ose pas décrocher.
Je ferme les yeux. J’entends encore la voix de mon père, il y a six ans, dans cette même cuisine : « Ma chérie, si tu savais comme ça me fait mal de te demander ça… Mais la boulangerie, c’est toute ma vie. » J’avais regardé Julien, il avait hoché la tête, pas très convaincu mais prêt à m’accompagner. On venait de se marier, on avait mis de côté pour acheter notre appartement à Nantes. Mais comment refuser à son père ?
On lui a prêté 30 000 euros. Une somme énorme pour nous. Il avait promis de rembourser vite. Mais la boulangerie n’a jamais vraiment redémarré. Les dettes se sont accumulées, les nuits blanches aussi. Et puis, il y a eu la naissance de Lucie, puis celle de Paul. Mon père s’est rendu indispensable : il venait tous les mercredis garder les enfants, il les emmenait au parc, il préparait des crêpes pour le goûter. Il était là quand j’avais besoin de souffler, quand Julien travaillait tard.
Mais l’argent… L’argent n’est jamais revenu. Au début, j’ai attendu. Puis j’ai compris que ça ne viendrait pas. Julien a commencé à s’agacer : « On aurait pu finir de payer le prêt pour l’appart ! » Il ne disait rien devant Papa, mais chaque fois qu’il rentrait après une journée où mon père avait gardé les enfants, il lançait des piques : « Au moins, il est utile… »
Un soir d’automne, alors que Lucie avait fait une crise d’asthme et que j’étais en panique, c’est Papa qui a sauté dans sa vieille Clio pour nous emmener aux urgences. Je me suis dit que tout ça valait bien plus que 30 000 euros. Mais Julien ne voyait pas les choses ainsi.
Les années ont passé. Les enfants ont grandi avec leur grand-père comme deuxième papa. Mais à chaque Noël, à chaque anniversaire, je sentais le malaise grandir entre Julien et mon père. Un jour, Paul a demandé innocemment : « Maman, pourquoi Papa il aime pas Papi ? » J’ai senti un poids s’abattre sur ma poitrine.
Et puis il y a eu ce dîner chez ma sœur Sophie. Elle a lancé sans gêne : « Papa t’a déjà remboursé ? Parce que moi aussi il m’a demandé de l’aider pour la voiture… » J’ai senti le regard de Julien brûler sur moi. Le silence s’est installé autour de la table.
Ce matin-là, dans la cuisine, je sens que tout va exploser. Julien insiste : « Claire, on ne peut pas continuer comme ça. Il faut lui dire que c’est fini, qu’on ne veut plus entendre parler de cette dette. »
Je me lève brusquement. « Tu crois que c’est si simple ? Tu crois que je peux juste lui dire : ‘Papa, oublie l’argent’ ? »
Julien soupire : « Il profite de toi. Il sait très bien ce qu’il fait. »
Je me mets à pleurer. Je pense à toutes ces fois où Papa m’a prise dans ses bras quand j’étais petite et que Maman criait trop fort. À toutes ces fois où il a réparé mon vélo ou m’a appris à faire du pain le dimanche matin.
Le soir même, j’invite Papa à dîner. Les enfants sont ravis. Après le dessert, je prends mon courage à deux mains.
« Papa… Tu sais, l’argent… »
Il baisse les yeux. « Je sais que je t’ai déçue. Je voulais te rembourser, vraiment… Mais tu vois bien comment c’est… »
Je sens mes mains trembler sous la table.
« Papa… Ce n’est pas grave. Ce qui compte c’est que tu sois là pour nous. Pour les enfants… Pour moi. On va oublier cette histoire d’argent. »
Il relève la tête, les yeux humides.
« Tu es sûre ? »
Je hoche la tête en souriant tristement.
Julien ne dit rien pendant tout le repas. Mais le lendemain matin, il me prend dans ses bras.
« Je comprends pourquoi tu as fait ça… Mais promets-moi qu’on ne recommencera pas. »
Je promets sans trop y croire.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai eu raison d’effacer cette dette au nom de la famille. Est-ce que l’amour filial doit toujours passer avant tout ? Ou est-ce qu’à force de sacrifier nos principes pour ceux qu’on aime, on finit par se perdre soi-même ? Qu’en pensez-vous ?