L’appartement de Mamie et le poison du favoritisme
« Tu n’es pas obligée de venir si tu ne veux pas, Victoria. » La voix de mon père résonne dans le couloir, sèche, presque étrangère. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Aujourd’hui, c’est la lecture du testament de Mamie Jeanne, sa mère. Je n’ai jamais été la bienvenue chez elle. Petite, je me souviens de ses regards froids, de ses silences pesants quand je rentrais du collège avec mes bonnes notes. Elle félicitait toujours Camille, ma cousine, pour un rien : « Camille a eu 12 en maths, quelle championne ! » Moi, avec mon 18, j’étais invisible.
Dans la salle d’attente du notaire, l’air est saturé de tension. Mon oncle Gérard tapote nerveusement sur son téléphone. Camille, assise à côté de lui, me lance un sourire gêné. Ma mère me prend la main : « Ça va aller, ma chérie. » Mais je sens déjà la brûlure de l’injustice monter en moi.
Le notaire commence : « Madame Jeanne Lefèvre lègue l’intégralité de son appartement à sa petite-fille Camille Lefèvre… » Le reste de la phrase se dissout dans un bourdonnement. Je vois mon père se raidir, ma mère détourner les yeux. Je voudrais crier, pleurer, demander pourquoi. Pourquoi n’ai-je jamais compté ?
Après la réunion, Camille m’attend dans le couloir. « Je suis désolée, Vic… Je ne savais pas… » Sa voix tremble. Je voudrais lui en vouloir mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas sa faute si Mamie Jeanne ne m’a jamais aimée.
À la maison, le silence est lourd. Mon père s’enferme dans son bureau. Ma mère prépare le dîner sans un mot. Je repense à l’autre grand-mère, Mamie Lucette, qui nous a quittés l’an dernier. Elle avait tout partagé équitablement entre ses petits-enfants : moi, Camille, et même Paul, le fils de Gérard qui vit à Lyon. Personne n’a été oublié. Pourquoi l’amour ne se partage-t-il pas toujours ainsi ?
Le lendemain, je retrouve Savannah au café du coin. Elle m’écoute sans m’interrompre puis pose sa main sur la mienne : « Tu sais Vic, t’as rien fait de mal. C’est elle qui avait un problème, pas toi. » Mais comment ne pas se sentir coupable ? Comment ne pas se demander si j’aurais pu faire quelque chose pour mériter son amour ?
Les jours passent et la colère laisse place à une tristesse sourde. Mon père finit par sortir de son mutisme : « Tu sais, ta grand-mère n’a jamais accepté ta mère… Elle voulait que j’épouse une fille du village. » Je comprends alors que ce rejet ne me visait pas vraiment ; j’étais juste le symbole d’une histoire qu’elle refusait d’accepter.
Un dimanche matin, alors que je trie de vieux cartons dans la cave, je tombe sur une lettre jaunie adressée à mon père : « Jean-Pierre, je ne comprends pas tes choix mais j’espère qu’un jour tu reviendras à la raison… » Les mots me frappent comme une gifle. Toute cette histoire d’héritage n’est qu’un prétexte pour raviver des blessures anciennes.
Je décide d’appeler Camille. « On pourrait vendre l’appartement et partager ? » propose-t-elle timidement. Mais je refuse : « Non Camille… Ce n’est pas l’argent qui me manque. C’est juste… J’aurais aimé compter pour elle. »
Quelques semaines plus tard, lors d’un déjeuner familial chez mes parents, mon oncle Gérard lance soudain : « Jeanne a toujours eu ses préférences… Mais on est une famille quand même ! » Mon père explose : « Une famille ? Tu trouves ça normal que ma fille soit traitée comme une étrangère ? » Les voix montent, les rancœurs éclatent enfin au grand jour.
Ma mère intervient : « On ne choisit pas sa famille mais on choisit ce qu’on en fait ! » Un silence gênant s’installe puis Paul prend la parole : « Moi aussi j’ai ressenti ce favoritisme… On aurait dû en parler avant. »
Ce jour-là, quelque chose change entre nous tous. Les masques tombent. On ose enfin dire ce qu’on a sur le cœur.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de passer devant l’immeuble où vivait Mamie Jeanne. Je regarde les fenêtres et je me demande si elle regrettait parfois ses choix. Peut-être que non. Peut-être que oui.
Mais moi, j’ai décidé de ne plus laisser le passé définir ma valeur.
Est-ce que vous aussi vous avez déjà ressenti ce poison du favoritisme dans votre famille ? Comment avez-vous réussi à avancer malgré tout ?