L’appartement de l’amertume : Quand donner, c’est perdre
« Tu sais, maman, il faudrait que tu préviennes avant de passer. » La voix de Camille résonne encore dans le couloir, froide, presque étrangère. Je serre la clé de l’appartement dans ma main, celle qui fut celle de mes parents, puis la mienne, et que j’ai remise à ma fille il y a six mois. Je n’aurais jamais cru qu’un simple trousseau puisse peser aussi lourd sur mon cœur.
Tout a commencé un dimanche d’avril. Jean et moi étions assis dans la cuisine, la lumière du matin dessinant des ombres sur la nappe à carreaux. « Tu crois qu’on fait bien ? » m’a-t-il demandé, la voix pleine d’inquiétude. J’ai souri, rassurante : « Camille a besoin d’un vrai chez-elle. Et puis, cet appartement… Il est plein de souvenirs, il vaut mieux qu’il reste dans la famille. »
Nous avons organisé un déjeuner pour lui annoncer la nouvelle. Camille est arrivée en retard, comme souvent, le visage fatigué par ses gardes à l’hôpital. Elle a écouté notre proposition en silence, puis s’est jetée dans mes bras, les larmes aux yeux : « Merci maman, merci papa… Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente pour moi. »
Les premières semaines ont été douces. Camille nous appelait pour demander conseil sur la couleur des rideaux ou pour retrouver une vieille photo cachée dans un tiroir. J’aimais ces moments où je retrouvais ma fille, adulte mais encore un peu enfant.
Mais peu à peu, quelque chose a changé. Les appels se sont espacés. Les invitations à dîner se sont faites rares. Un soir, alors que je passais déposer un gâteau aux pommes – sa préférée – elle m’a ouvert la porte à peine entrouverte : « Je suis désolée maman, j’ai du travail… On se voit une autre fois ? »
Jean a tenté de relativiser : « Elle est débordée, tu sais comment sont les jeunes aujourd’hui… » Mais je sentais bien que ce n’était pas seulement la fatigue ou le manque de temps. C’était comme si l’appartement avait dressé une barrière invisible entre nous.
Un samedi matin, j’ai croisé Camille devant la boulangerie du quartier. Elle discutait avec une amie, riant aux éclats. Je me suis approchée, le cœur battant : « Bonjour ma chérie ! » Elle a esquissé un sourire gêné : « Ah… Salut maman. Je te présente Sophie. » Puis elle s’est tournée vers son amie : « On y va ? »
Ce soir-là, j’ai pleuré en silence dans la salle de bains. Jean m’a prise dans ses bras : « On a voulu trop bien faire… Peut-être qu’on aurait dû attendre. » Mais attendre quoi ? Que notre fille ait besoin de nous ? Qu’elle nous réclame ?
Les mois ont passé et l’appartement est devenu un sujet tabou. À Noël, Camille a préféré partir chez les parents de son compagnon, prétextant une invitation impossible à refuser. Nous avons fêté le réveillon seuls, devant la télévision, un plat surgelé dans l’assiette.
Un dimanche de janvier, j’ai osé lui demander : « Tu es heureuse dans l’appartement ? » Elle a haussé les épaules : « Oui… Mais tu sais maman, c’est chez moi maintenant. J’ai besoin d’intimité. »
Intimité… Ce mot m’a transpercée comme une lame de glace. Avais-je été trop présente ? Trop envahissante ? Ou bien était-ce simplement le prix à payer pour avoir voulu donner sans compter ?
Un soir de février, Jean est rentré du marché avec un bouquet de tulipes : « On devrait partir en voyage, changer d’air… » Mais je n’avais envie de rien. Je me sentais vide, inutile.
Un jour, j’ai croisé Madame Lefèvre, la voisine du troisième : « Alors, votre fille s’est bien installée ? On ne vous voit plus beaucoup… » J’ai souri tristement : « Oui, elle est très occupée… »
La vérité, c’est que je me sens étrangère dans ma propre famille. L’appartement qui devait nous rapprocher est devenu le symbole de notre éloignement. J’ai voulu transmettre un héritage d’amour ; j’ai récolté le silence et la distance.
Un soir d’avril, alors que je rangeais des photos anciennes, Camille m’a appelée : « Maman… Je voulais te dire merci pour tout ce que tu as fait. Mais j’ai besoin de construire ma vie sans que tu sois toujours derrière moi. Ce n’est pas contre toi… C’est juste que j’étouffe parfois. »
J’ai raccroché en pleurant doucement. Jean m’a serrée fort : « On ne peut pas forcer nos enfants à nous aimer comme on voudrait… »
Aujourd’hui, je regarde l’immeuble depuis la rue, les volets fermés sur notre histoire commune. Ai-je trop aimé ? Peut-on donner au point de disparaître soi-même ? Est-ce cela, être parent en France aujourd’hui : apprendre à lâcher prise même quand le cœur se brise ?