L’amour sous condition : Quand la famille ne voit que l’argent
— Tu sais, Camille, ce n’est pas parce que tu viens de la banlieue que tu dois t’habiller comme ça pour dîner chez mes parents, murmura Pierre en ajustant nerveusement sa cravate devant le miroir de notre minuscule appartement à Montreuil.
Je serrai les dents. Encore une fois, la peur de ne pas être « assez » pour ses parents me tordait l’estomac. Je savais ce qui m’attendait : le regard glacial de sa mère, Françoise, la poignée de main molle de son père, Gérard, et les questions insidieuses sur notre situation financière. Depuis notre mariage, chaque visite chez eux ressemblait à un entretien d’embauche où le salaire remplaçait l’amour.
La première fois que j’ai rencontré Françoise, elle m’a demandé d’un ton faussement léger :
— Et tes parents, ils font quoi dans la vie ?
J’avais répondu, fière malgré tout :
— Ma mère est infirmière à l’hôpital de Créteil et mon père est chauffeur de bus.
Un silence gênant avait suivi. J’avais compris ce jour-là que je n’étais pas la belle-fille qu’elle avait rêvé pour son fils unique.
Au début, Pierre me rassurait :
— Ils finiront par t’aimer, tu verras. Ils sont juste… un peu vieux jeu.
Mais plus les années passaient, plus je voyais que leur affection était proportionnelle à notre réussite financière. Quand Pierre a décroché son CDI dans une grande boîte d’ingénierie à La Défense, soudain, nous étions invités tous les dimanches. Françoise me complimentait sur ma robe Zara comme si c’était du Chanel. Gérard nous proposait des week-ends en Normandie dans leur maison secondaire.
Mais tout a basculé le jour où Pierre a perdu son emploi. Un plan social, comme il y en a tant. Du jour au lendemain, les invitations se sont faites rares. Les appels de Françoise se limitaient à des « Tu as retrouvé du travail ? » et des « Tu sais, la vie est dure pour tout le monde… »
Un soir d’hiver, alors que je préparais une soupe avec les restes du frigo, Pierre est rentré, le visage fermé.
— Ma mère m’a dit qu’on devrait peut-être vendre la voiture. Que c’est ridicule de garder une Clio si on n’a plus rien à prouver.
J’ai éclaté en sanglots. Ce n’était pas la voiture. C’était tout ce qu’elle représentait : leur amour conditionnel, leur mépris déguisé en conseils pratiques.
Les disputes entre Pierre et moi sont devenues fréquentes. Il se sentait tiraillé entre sa loyauté envers ses parents et notre couple. Un soir, il a hurlé :
— Tu ne comprends pas ! Ils ont toujours été comme ça ! Si on n’a rien, on n’est rien pour eux !
Je me suis sentie trahie. Je croyais avoir épousé un homme libre, mais il était prisonnier du regard de ses parents.
Un dimanche matin, alors que nous étions invités pour l’anniversaire de Gérard, j’ai hésité à y aller. Pierre m’a suppliée :
— S’il te plaît, viens. Pour moi.
J’ai accepté. Mais dès notre arrivée dans leur appartement haussmannien du 16ème arrondissement, j’ai senti le malaise. Les autres invités parlaient placements financiers et vacances à Biarritz. Françoise m’a tendu une coupe de champagne avec un sourire crispé :
— Alors Camille, toujours au chômage ?
J’ai senti mes joues brûler. Pierre a baissé les yeux. Personne n’a pris ma défense.
Sur le chemin du retour, j’ai explosé :
— Pourquoi tu ne dis jamais rien ? Pourquoi tu les laisses me traiter comme ça ?
Il a haussé les épaules :
— C’est comme ça dans ma famille. On ne parle pas des vrais problèmes.
Les mois ont passé. Pierre a retrouvé un travail, moins bien payé qu’avant. Les invitations ont repris timidement. Mais quelque chose s’était brisé en moi. Je ne supportais plus cette hypocrisie.
Un soir d’été, alors que nous dînions sur notre balcon avec nos amis Lucie et Thomas — eux aussi enfants de familles modestes — j’ai confié :
— Je me demande si on peut vraiment aimer une famille qui ne vous aime que quand tout va bien…
Lucie a posé sa main sur la mienne :
— Tu as le droit de choisir ta famille, Camille. Parfois, ce ne sont pas ceux qui partagent ton sang ou ton nom.
J’ai regardé Pierre. Il avait les yeux humides.
— Je suis désolé… Je ne veux pas qu’on vive comme ça toute notre vie.
Ce soir-là, nous avons décidé de prendre nos distances avec ses parents. Plus de dîners humiliants, plus de faux-semblants. Nous avons commencé à construire notre propre famille, faite d’amis sincères et de petits bonheurs simples.
Mais parfois, la nuit, je repense à tout ce que j’ai enduré pour être acceptée par des gens qui ne voyaient en moi qu’un statut social ou un compte en banque.
Est-ce qu’on peut vraiment aimer une famille qui ne vous aime qu’à travers ce que vous possédez ? Ou faut-il apprendre à s’aimer soi-même assez fort pour tourner la page ? Qu’en pensez-vous ?