L’amour d’une mère : Combler le fossé

« Tu ne comprends pas, maman. Camille a besoin de tranquillité. Arrête de t’immiscer dans notre vie. »

La voix d’Antoine résonne encore dans mon salon silencieux. Il a claqué la porte, laissant derrière lui un parfum de colère et de tristesse. Je reste là, figée, les mains tremblantes, le cœur battant trop fort. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Je m’appelle Madeleine, j’ai soixante ans, et je vis à Lyon depuis toujours. Mon fils unique, Antoine, était tout pour moi. Après la mort de son père, il n’avait que moi. Nous étions soudés, complices, unis contre les tempêtes de la vie. Mais tout a changé le jour où il a rencontré Camille.

Camille… Je me souviens encore de notre première rencontre. Elle m’avait saluée d’un sourire poli, presque forcé. Dès le début, j’ai senti une distance, une méfiance. Mais j’ai voulu croire qu’avec le temps, tout s’arrangerait. J’ai fait des efforts : j’ai invité Camille à déjeuner, je lui ai offert des fleurs pour son anniversaire, j’ai même accepté qu’ils passent Noël chez ses parents à Annecy. Mais rien n’y faisait. Plus je tentais de m’approcher, plus elle dressait des barrières entre Antoine et moi.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la Croix-Rousse, Antoine m’a appelée :

— Maman, on ne viendra pas dimanche. Camille ne se sent pas bien.

— Oh… Ce n’est pas grave. Dis-lui que je pense à elle.

Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas vrai. Quelques jours plus tard, j’ai vu sur les réseaux sociaux une photo d’eux au restaurant avec des amis. J’ai ressenti une douleur sourde dans la poitrine. J’ai voulu en parler à Antoine, mais il s’est braqué :

— Tu te fais des idées ! Camille ne t’empêche pas de nous voir.

Mais je voyais bien comment elle détournait les conversations, comment elle lui murmurait à l’oreille quand j’essayais d’évoquer des souvenirs d’enfance. J’ai commencé à douter de moi-même. Peut-être étais-je trop envahissante ? Peut-être n’avais-je pas su trouver ma place dans leur nouvelle vie ?

Les mois ont passé. Les invitations sont devenues plus rares. Les appels d’Antoine se sont espacés. Je me suis retrouvée seule dans cet appartement trop grand, entourée de photos jaunies et de souvenirs qui me brûlaient le cœur.

Un dimanche matin, j’ai décidé d’aller les voir sans prévenir. J’avais préparé un gâteau au chocolat — le préféré d’Antoine quand il était petit. J’ai sonné à leur porte. Camille a ouvert, surprise et agacée :

— Madeleine… On n’attendait personne.

— Je passais dans le quartier… Je voulais juste vous voir.

Antoine est apparu derrière elle, l’air gêné.

— Ce n’est pas le moment, maman.

J’ai senti mes jambes fléchir. J’ai tendu le gâteau à Camille qui l’a pris du bout des doigts.

— Merci… Mais on doit sortir.

Je suis repartie sous la pluie battante, le cœur en miettes.

Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à toutes ces années où j’avais tout donné pour Antoine : les nuits blanches quand il avait la fièvre, les goûters improvisés après l’école, les vacances à La Baule où il riait aux éclats dans les vagues… Avais-je été une mauvaise mère ? Avais-je trop aimé ?

J’ai tenté d’en parler à ma sœur, Françoise :

— Tu sais, Madeleine, parfois il faut lâcher prise. Les enfants font leur vie.

Mais comment lâcher prise quand on sent son enfant s’éloigner chaque jour un peu plus ? Comment accepter ce vide ?

Un soir d’été, alors que la ville vibrait sous la chaleur et les rires des terrasses, Antoine m’a appelée.

— Maman… Camille est enceinte.

Mon cœur a bondi dans ma poitrine.

— Oh Antoine ! Quelle merveilleuse nouvelle !

Mais sa voix était froide.

— On préfère prendre nos distances pour l’instant. Camille a besoin de calme.

J’ai compris que je n’étais plus la bienvenue dans leur vie. J’ai raccroché en silence. Les larmes ont coulé sans bruit sur mes joues ridées.

Depuis ce jour, je vis dans l’attente d’un signe, d’un message, d’une main tendue. Je me surprends à marcher dans le parc de la Tête d’Or en imaginant ce petit-enfant que je ne connaîtrai peut-être jamais. Je me demande si Antoine pense encore à moi quand il regarde les étoiles comme nous le faisions autrefois sur le balcon.

Parfois je rêve qu’il frappe à ma porte avec un sourire d’enfant et qu’il me serre fort dans ses bras en murmurant : « Pardon maman… » Mais au réveil, il ne reste que le silence et le tic-tac de l’horloge.

Ai-je trop aimé ? Ou bien n’ai-je pas su aimer comme il fallait ? Est-ce cela, être mère : apprendre à perdre ce qu’on a de plus cher ?

Et vous… Jusqu’où iriez-vous pour ne pas perdre votre enfant ?