La promesse qui m’a brisé : L’histoire de Paul et sa sœur

— Paul, tu me promets ? Tu ne laisseras jamais Camille seule…

La voix de ma mère, faible, tremblante, résonne encore dans ma tête. C’était dans cette chambre froide de l’hôpital de Limoges, un matin de novembre où la pluie frappait les vitres comme pour souligner l’urgence de ses mots. Je lui ai serré la main, les yeux embués de larmes, et j’ai dit oui. Oui, je promets. Je prendrai soin de Camille, quoi qu’il arrive.

Camille, ma petite sœur, née avec une infirmité motrice cérébrale. Elle ne parle pas, ne marche pas sans aide. Mais elle sourit, elle rit parfois, et son regard bleu accroche la lumière comme personne. Ma mère savait que mon frère aîné, François, n’en voulait pas. Lui, il avait déjà quitté le village pour Paris depuis longtemps, ne revenant que pour les enterrements ou les fêtes de Noël.

Le lendemain de l’enterrement, tout s’est joué dans la cuisine familiale. François a posé la question que tout le monde redoutait :

— Alors, Paul, tu comptes rester ici avec Camille ?

Il n’y avait pas de compassion dans sa voix. Juste cette froideur calculatrice que je ne lui connaissais pas avant. J’ai hoché la tête. Il a souri — un sourire triste ou moqueur, je ne sais plus — puis il a sorti les papiers du notaire.

— Maman t’a laissé la maison si tu t’occupes d’elle. C’est ça ?

J’ai acquiescé. Il a haussé les épaules.

— Bon courage.

Et il est parti. Sans un regard pour Camille qui jouait avec ses cubes en bois sur le tapis.

Au début, j’ai cru que je pourrais y arriver. J’ai quitté mon travail à Limoges pour revenir au village. Les voisins venaient parfois prendre des nouvelles, mais très vite, les visites se sont espacées. Les amis d’enfance ? Ils avaient leur vie ailleurs. Je me suis retrouvé seul avec Camille et cette maison trop grande, trop pleine de souvenirs.

Les jours se ressemblaient : lever Camille, la laver, la nourrir, l’emmener à ses séances de kiné à Saint-Junien. Les aides-soignantes passaient deux fois par semaine, mais le reste du temps… c’était moi. Je n’avais plus de vie sociale. Les nuits étaient longues ; j’entendais parfois Camille pleurer dans sa chambre sans pouvoir la consoler autrement qu’en lui tenant la main jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

François n’appelait jamais. Il envoyait parfois un texto : « Tout va bien ? » Je répondais toujours « Oui », même quand ce n’était pas vrai. Un jour, il est revenu avec sa femme, Élodie. Ils sont restés une heure à peine.

— Tu pourrais vendre la maison et mettre Camille en foyer spécialisé, tu sais…

J’ai senti la colère monter.

— Ce n’est pas ce que maman voulait.

Élodie a levé les yeux au ciel.

— Tu te sacrifies pour rien. Tu crois qu’elle comprend ?

J’ai serré les poings. Camille nous regardait sans comprendre.

Les mois ont passé. L’argent commençait à manquer. J’ai essayé de travailler à distance, mais c’était impossible avec Camille à plein temps. Les factures s’accumulaient. J’ai demandé de l’aide à François ; il m’a répondu qu’il avait ses propres problèmes.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur le jardin où nous jouions enfants, j’ai craqué. J’ai crié sur Camille parce qu’elle avait renversé son bol de soupe. Elle s’est mise à pleurer comme jamais. J’ai eu honte immédiatement. Je me suis effondré à côté d’elle.

— Pardon… Pardon Camille…

Je me suis senti prisonnier d’une promesse qui me dépassait. Où étaient passés l’amour et le soutien familial ? Pourquoi étais-je seul à porter ce fardeau ?

Quelques semaines plus tard, Camille a fait une crise d’épilepsie pendant la nuit. J’ai appelé les secours en panique. À l’hôpital, le médecin m’a dit :

— Vous ne pouvez pas continuer comme ça, monsieur Dubois. Vous allez vous épuiser.

Mais qui d’autre s’en occuperait ? François ? Jamais.

Après cet épisode, j’ai accepté une aide à domicile plus régulière. Mais le mal était fait : je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Je ne dormais plus ; je vivais dans la peur constante qu’il arrive quelque chose à Camille.

Un matin d’avril, alors que je préparais le petit-déjeuner, j’ai trouvé Camille inerte dans son lit. Son visage paisible m’a glacé le sang. Les pompiers n’ont rien pu faire.

Le silence qui a suivi sa mort a été assourdissant. François est revenu pour l’enterrement ; il a pleuré — pour lui-même ou pour elle ? Je ne sais pas.

Maintenant je suis là, seul dans cette maison vide qui sent encore la lavande et le pain grillé du matin. J’entends parfois le rire de Camille dans le couloir ou la voix de maman me demandant si j’ai bien tenu ma promesse.

J’ai tout perdu : ma sœur, mon travail, mes amis… et pour quoi ? Une maison pleine de fantômes et de regrets.

Est-ce que j’aurais dû faire autrement ? Est-ce qu’un toit vaut vraiment le prix du sacrifice et de la solitude ? Vous feriez quoi à ma place ?