La honte de mon fils : Chronique d’un mariage sans parents

— Tu ne comprends pas, maman ! Ce n’est pas contre vous, c’est juste… compliqué.

La voix de Julien tremble au téléphone. Je serre le combiné si fort que mes jointures blanchissent. Autour de moi, la cuisine sent encore la soupe aux poireaux, et la radio grésille un vieux tube de Francis Cabrel. Mon cœur bat trop vite. Je sens déjà que quelque chose se brise.

— Compliqué ? Tu veux dire que tu ne veux pas qu’on vienne à ton mariage ?

Un silence. Puis un souffle. Julien hésite, cherche ses mots. J’entends presque le tic-tac de l’horloge au-dessus du buffet.

— C’est… c’est à Paris, maman. Avec la famille de Claire, tu sais… Ils sont différents. Ils sont…

Il ne finit pas sa phrase. Mais je comprends. Nous sommes trop « ruraux », trop « simples », trop « nous » pour ce mariage parisien. Je m’assois lourdement sur la chaise en bois, celle que mon père avait fabriquée de ses mains. Mon mari, Luc, entre dans la pièce, les mains encore noircies d’huile de moteur.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Je n’arrive pas à parler. Je tends le téléphone à Luc. Il comprend vite. Sa mâchoire se crispe, il ne dit rien. Il raccroche sans un mot.

Le soir, nous mangeons en silence. La soupe refroidit dans nos bols. Je regarde Luc, son visage buriné par le soleil et les années passées à réparer les tracteurs des voisins. Je pense à toutes ces années où nous avons économisé sou par sou pour offrir à Julien une vie meilleure : les études à Toulouse, puis Paris, les livres, les vêtements neufs pour qu’il ne soit pas « le petit paysan » du lycée.

Je me souviens des nuits blanches à corriger des cahiers d’élèves pendant que Luc bricolait dans la grange pour arrondir les fins de mois. Tout ça pour quoi ? Pour qu’un jour notre fils ait honte de nous ?

Le lendemain, je vais à l’école comme d’habitude. Les enfants courent dans la cour, leurs rires me réchauffent un peu le cœur. Mais tout le monde remarque que je ne suis pas la même. Ma collègue, Sophie, me prend à part :

— Hélène, tu es toute pâle… Ça ne va pas ?

Je secoue la tête, incapable de parler sans pleurer. Elle comprend sans que j’aie besoin d’expliquer.

Les jours passent. Julien ne rappelle pas. Je reçois une invitation formelle par la poste : « Mademoiselle Claire Dubois et Monsieur Julien Martin ont l’honneur de vous inviter à leur mariage… » Mais il n’y a pas nos noms sur la liste des invités principaux. Juste une invitation impersonnelle, comme pour des connaissances lointaines.

Luc s’enferme dans son atelier. Il tape plus fort sur les moteurs, jette ses outils contre le mur parfois. Moi, je pleure en silence dans notre chambre, relisant les lettres que Julien m’envoyait quand il était petit : « Maman, tu es la meilleure du monde ! »

Un soir, alors que je rentre de l’école, je trouve Luc assis sur le banc devant la maison, une lettre froissée dans la main.

— Tu crois qu’on a raté quelque chose ?

Sa voix est rauque. Je m’assois à côté de lui.

— On a fait ce qu’on a pu… On voulait juste qu’il soit heureux.

Il hoche la tête mais ses yeux brillent d’une tristesse immense.

Le mariage approche. Les voisins commencent à en parler :

— Alors, Hélène, tu vas à Paris pour le mariage de ton fils ?

Je souris faiblement et change de sujet. La honte me ronge. J’ai l’impression d’être jugée par tout le village.

Le jour J arrive. Nous restons à la maison. J’imagine Julien dans son costume chic, entouré de gens bien habillés qui parlent avec des mots compliqués et rient doucement derrière leurs verres de champagne. Je me demande s’il pense à nous, à sa mère qui lui a appris à lire et à son père qui lui a offert son premier vélo.

Le soir même, je reçois un message : « Merci pour tout maman. Je t’aime mais il fallait que je fasse ça pour Claire et sa famille. »

Je relis ces mots encore et encore. Je comprends sans comprendre.

Quelques semaines plus tard, Julien revient au village pour régler des papiers administratifs. Il vient nous voir, mal à l’aise, les mains dans les poches.

— Maman… Papa… Je suis désolé.

Luc détourne les yeux vers le champ derrière la maison.

— Tu as fait ton choix, Julien.

Julien baisse la tête.

— J’avais peur qu’on se moque de vous… Qu’on se moque de moi aussi… Je voulais que tout soit parfait pour Claire.

Je sens ma colère monter mais aussi une immense tristesse.

— Parfait ? Tu crois que cacher tes parents c’est ça la perfection ?

Il ne répond pas. Il pleure doucement comme un enfant perdu.

Je le serre dans mes bras malgré tout. Parce qu’il reste mon fils.

Mais au fond de moi, une question me hante :

Avons-nous vraiment échoué en voulant trop bien faire ? Ou est-ce la société qui pousse nos enfants à avoir honte de leurs racines ?