La honte de ma fille : entre amour, fierté et incompréhension
— Tu ne comprends pas, maman ! s’est écriée Camille, les yeux brillants de larmes. À chaque repas chez les Lefèvre, ils nous offrent quelque chose : une poussette dernier cri, des vêtements de marque pour Léon… Et toi, tu n’apportes rien. J’ai honte, tu comprends ?
J’ai senti mon cœur se serrer, comme si on venait de me planter un couteau dans la poitrine. J’ai voulu répondre, mais aucun mot n’est sorti. Je suis restée là, debout dans la cuisine, les mains tremblantes sur la table en formica usée. La lumière blafarde du plafonnier accentuait les rides sur mes mains, témoins silencieux de toutes ces années à travailler sans relâche.
Camille a continué, la voix brisée :
— Je sais que tu fais ce que tu peux… mais parfois j’aimerais juste que tu sois comme eux. Qu’on n’ait pas à expliquer pourquoi tu ne peux pas offrir un vélo ou payer des vacances à la mer.
Je me suis assise, incapable de soutenir son regard. Les mots tournaient dans ma tête : « honte », « rien », « comme eux ». J’ai repensé à toutes ces années où j’ai élevé Camille seule, après que son père nous ait quittées pour refaire sa vie à Bordeaux. Les nuits blanches à l’hôpital où je faisais des ménages, les anniversaires fêtés avec un gâteau maison et trois bougies tordues…
J’ai murmuré :
— Tu crois que je ne voudrais pas t’offrir tout ça ? Tu crois que ça ne me fait pas mal de te voir comparer ce que je donne à ce qu’ils donnent ?
Camille a détourné les yeux. Un silence lourd s’est installé. J’ai senti la colère monter, mêlée à une tristesse immense. Pourquoi fallait-il toujours comparer ? Pourquoi l’amour d’une mère devait-il passer par le prisme de l’argent ?
Je me suis levée brusquement et j’ai ouvert le vieux buffet. J’en ai sorti une boîte à chaussures pleine de souvenirs : des dessins d’enfant, des photos de vacances au camping municipal de La Rochelle, des lettres maladroites écrites au stylo rose.
— Regarde, ai-je dit en lui tendant la boîte. Voilà ce que j’ai pu t’offrir. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que j’avais.
Camille a pris la boîte sans un mot. Elle a feuilleté les dessins, caressé du doigt une photo d’elle sur la plage, les cheveux emmêlés par le vent. J’ai vu ses épaules s’affaisser.
— Je sais que tu as fait de ton mieux… Mais parfois j’aimerais juste ne pas avoir à expliquer aux autres pourquoi on n’a pas les mêmes choses.
Sa voix était plus douce, presque coupable. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras, mais quelque chose me retenait. Une fierté blessée, peut-être.
Je me suis souvenue de ce Noël où je n’avais pas pu lui offrir la poupée qu’elle voulait tant. Je m’étais sentie minable en voyant son sourire forcé devant le livre d’occasion emballé dans du papier journal. Mais ce soir-là, elle avait dormi contre moi, sa petite main serrée dans la mienne.
— Tu sais, Camille… Les Lefèvre ont une entreprise qui marche bien. Ils peuvent se permettre tout ça. Moi, j’ai juste eu toi. Et c’est toi mon trésor.
Elle a relevé la tête, les yeux embués.
— Mais pourquoi c’est si injuste ? Pourquoi eux et pas nous ?
Je n’avais pas de réponse. En France aussi, il y a ceux qui ont tout et ceux qui comptent chaque centime à la fin du mois. On ne parle pas assez de cette honte silencieuse qui ronge les familles modestes quand elles croisent le luxe des autres.
Le lendemain matin, j’ai croisé Madame Lefèvre devant la boulangerie du quartier chic où elle habite. Elle m’a saluée poliment, son manteau en laine beige parfaitement repassé.
— Vous venez dimanche pour l’anniversaire de Léon ? On a prévu un magicien et un buffet traiteur !
J’ai souri faiblement.
— Oui… Je viendrai avec un petit cadeau.
Elle a hoché la tête sans insister. Mais je voyais bien dans ses yeux cette pitié déguisée qui me donnait envie de disparaître.
Le dimanche venu, j’ai offert à Léon un livre d’histoires illustrées trouvé chez Emmaüs. Les autres enfants ouvraient des paquets énormes : voitures télécommandées, jeux électroniques… Camille évitait mon regard. J’ai senti le poids du jugement sur mes épaules toute la journée.
Le soir, en rentrant chez moi dans mon petit appartement HLM de la périphérie de Nantes, j’ai pleuré pour la première fois depuis longtemps. Pas pour moi — pour Camille. Pour cette honte qu’elle porte à cause de moi.
Quelques jours plus tard, elle est venue me voir. Elle s’est assise en silence sur le canapé élimé.
— Je t’en veux d’avoir moins que les autres… mais je t’aime quand même.
J’ai souri tristement.
— Moi aussi je t’aime. Et je voudrais juste que tu sois fière de moi… même si je n’ai rien à offrir d’autre que mon amour.
Elle m’a serrée fort contre elle. J’ai compris alors que notre histoire était celle de tant de familles françaises : tiraillées entre l’amour et la honte sociale, entre le désir d’offrir et la réalité des moyens.
Parfois je me demande : est-ce que l’amour d’une mère suffit vraiment face à l’injustice sociale ? Est-ce qu’on peut être fier de soi quand on n’a rien à offrir d’autre que sa tendresse ?