La Double Vie de Guillaume : Quand un Ticket de Cantine Fait Tout Basculer

« Tu as encore mangé au restaurant ce midi ? » Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà le froid s’installer dans la cuisine. Guillaume relève la tête, surpris, une fourchette de gratin dauphinois suspendue dans l’air. Il sourit, comme toujours, ce sourire qui m’a séduite il y a dix ans. Mais ce soir, il ne me rassure pas.

Depuis quelques semaines, tout me semble étrange. Guillaume rentre chaque soir à la même heure, détendu, repu, alors que moi je cours partout entre le boulot, les enfants et les courses. Il ne se plaint plus du stress au bureau, ni des collègues insupportables. Mais surtout, il n’y a plus aucune trace de ses déjeuners sur notre compte commun. Pas un ticket de carte bleue, pas un retrait. Rien.

Je me suis d’abord dit qu’il avait peut-être trouvé une solution économique : la cantine d’entreprise ? Mais il n’en parle jamais. Et puis, hier soir, en vidant ses poches avant la lessive, j’ai trouvé ce ticket froissé : « Café du Marché – Menu du jour – 13,50 € ». Pourtant, rien sur le compte. J’ai senti mon cœur se serrer. Pourquoi cacher un simple déjeuner ?

Ce matin-là, j’ai décidé de le suivre. J’ai posé un jour de congé sans rien dire à personne, même pas à ma sœur Sophie qui sent toujours quand quelque chose ne va pas. Guillaume est parti comme d’habitude, costume impeccable, cartable en cuir sous le bras. Je l’ai suivi discrètement jusqu’à la gare RER de Massy-Palaiseau. Mais au lieu de prendre la direction de La Défense, il a pris le train vers Paris centre. Il s’est arrêté à Châtelet, a erré quelques minutes dans les rues animées, puis s’est assis sur un banc du square des Innocents. Il est resté là plus d’une heure, à fixer les pigeons et les passants.

J’ai eu envie de hurler. De courir vers lui et de lui demander ce qu’il faisait là. Mais je suis restée cachée derrière un kiosque à journaux, tremblante. Vers midi, il s’est levé et s’est dirigé vers le Café du Marché. J’ai attendu dehors, le cœur battant à tout rompre.

Le soir venu, il est rentré comme si de rien n’était. J’ai préparé le dîner en silence. Les enfants ont senti la tension et sont montés dans leur chambre sans réclamer leur histoire du soir.

« Guillaume… » Ma voix est rauque. Il relève la tête.

« Oui ? »

Je pose le ticket sur la table.

« Tu veux m’expliquer ? »

Il pâlit instantanément. Son regard fuit le mien. Un silence lourd s’installe.

« Je… Je voulais te le dire… »

Je sens la colère monter.

« Me dire quoi ? Que tu ne travailles plus ? Que tu passes tes journées à traîner dans Paris pendant que je me tue au boulot et que je gère tout à la maison ? »

Il baisse les yeux. Une larme roule sur sa joue.

« Ils m’ont licencié il y a trois mois… Plan social… Je n’ai rien dit parce que j’avais honte… Je pensais retrouver vite… Je voulais te protéger… »

Je m’effondre sur une chaise. Tout s’effondre autour de moi : nos projets de vacances en Bretagne cet été, les travaux dans la salle de bain qu’on devait commencer… Je repense à toutes ces fois où je l’ai cru fatigué par son travail alors qu’il se battait contre la honte et la peur.

« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? On aurait pu affronter ça ensemble ! »

Il sanglote maintenant.

« Je ne voulais pas que tu me voies comme un raté… Je voulais être fort pour toi et les enfants… »

La nuit est longue. On parle peu. Je dors mal. Le lendemain matin, je dois expliquer aux enfants pourquoi papa ne partira plus travailler pour un moment. Leur déception me brise le cœur.

Les semaines suivantes sont difficiles. Guillaume sombre dans une sorte d’apathie ; il passe ses journées à envoyer des CV sans conviction ou à regarder les infos en boucle. Je prends sur moi pour tenir la maison et rassurer les enfants. Mais au fond de moi, je lui en veux terriblement.

Un soir, ma sœur Sophie débarque sans prévenir.

« Claire, tu ne peux pas tout porter seule ! Tu dois lui parler franchement ! »

Je craque enfin devant elle.

« J’ai l’impression d’être trahie… Pas parce qu’il a perdu son boulot, mais parce qu’il m’a menti ! »

Sophie me serre fort dans ses bras.

« Ce n’est pas toi qu’il voulait protéger, c’est son orgueil… Les hommes ont du mal à accepter ça… »

Peu à peu, Guillaume reprend pied grâce à un atelier de recherche d’emploi organisé par la mairie. Il rencontre d’autres hommes et femmes dans sa situation ; il comprend qu’il n’est pas seul. Moi aussi j’apprends à pardonner, même si la confiance est ébranlée.

Un jour, alors que nous marchons main dans la main sur les bords de Seine avec les enfants, Guillaume me dit :

« Merci de ne pas m’avoir laissé sombrer… »

Je souris tristement.

« On a failli tout perdre à cause d’un secret… Est-ce que l’amour peut vraiment survivre à ça ? »

Et vous, pensez-vous qu’on peut reconstruire une confiance brisée par le mensonge ?