La dette de ma mère : l’héritage que je n’ai jamais voulu
« Tu ne comprends donc rien, Camille ?! » La voix de ma mère résonne encore dans l’appartement exigu de Montreuil. Elle serre entre ses doigts une lettre froissée, les yeux brillants d’une colère que je connais trop bien. « C’est à toi de m’aider maintenant ! »
Je reste figée, dos contre la porte d’entrée. Je viens à peine de finir ma journée à l’hôpital, mes chaussures encore couvertes de la poussière du métro. Je voudrais juste m’effondrer sur le canapé, mais Solange a décidé que ce soir serait celui de la confrontation.
« Maman, je t’ai déjà dit que je ne peux pas… »
Elle me coupe net : « Tu ne veux pas ! C’est différent. Tu crois que j’ai eu le choix, moi ? »
Je ferme les yeux. Toute mon enfance défile en accéléré : les robes de créateurs, les dîners dans des restaurants où je n’osais même pas toucher à l’assiette, les hommes qui passaient et repartaient, laissant derrière eux des parfums entêtants et des promesses creuses. Solange n’a jamais travaillé. Elle disait toujours : « Je suis née pour être aimée, pas pour trimer. »
Mais aujourd’hui, il n’y a plus personne pour payer les factures. Les hommes se sont envolés, lassés ou ruinés. Et moi, je me retrouve face à cette montagne de dettes contractées en mon nom, parce qu’elle a su manipuler les banques avec son charme et mon identité.
« Tu sais ce que c’est, toi, d’avoir peur d’ouvrir la boîte aux lettres ? »
Je la regarde. Son visage est marqué par les années, mais elle garde cette beauté fatale qui lui a tout permis. Je sens la colère monter en moi.
« Oui, maman. Je sais ce que c’est. Parce que maintenant, c’est moi qui reçois les lettres de relance. C’est moi qu’on menace d’huissiers. »
Elle détourne le regard, soudain fragile. « Je voulais juste… que tu aies une belle vie. »
Je ris jaune. « Une belle vie ? Tu m’as laissée seule avec tes dettes et tes souvenirs empoisonnés. »
Le silence s’installe. Je m’assieds face à elle, épuisée.
« Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu as pris ces crédits à mon nom ? »
Elle hausse les épaules, comme si tout cela n’était qu’un malentendu. « Je pensais que tu comprendrais. Que tu m’aiderais… »
Je repense à mon adolescence : les factures impayées cachées sous le tapis du salon, les appels incessants des créanciers auxquels elle répondait en riant, me chuchotant : « Ne t’inquiète pas, ma chérie, tout s’arrange toujours pour nous. »
Mais rien ne s’arrange jamais vraiment.
La semaine suivante, je reçois un appel du Crédit Agricole. La voix est polie mais ferme : « Mademoiselle Martin, il faut régulariser votre situation rapidement. » Je raccroche en tremblant.
À l’hôpital, je fais des heures supplémentaires pour payer le minimum. Mes collègues me voient changer : je souris moins, je dors mal. Un soir, mon ami Thomas me prend à part.
« Camille, tu veux en parler ? »
Je secoue la tête. Comment expliquer que ma propre mère me vole mon avenir ?
Un dimanche matin, je retrouve Solange assise sur le balcon, une cigarette à la main.
« Tu sais, Camille… Quand j’étais jeune, j’ai cru que l’amour pouvait tout acheter. »
Je m’assois à côté d’elle. Pour la première fois depuis longtemps, elle semble sincère.
« J’ai eu peur de manquer. J’ai eu peur d’être seule. Alors j’ai pris ce qu’on me donnait… et j’ai fermé les yeux sur le reste. »
Je sens mes propres larmes monter.
« Mais moi aussi j’ai peur maintenant », je murmure. « Peur de ne jamais m’en sortir… Peur de devenir comme toi. »
Elle écrase sa cigarette et pose sa main sur la mienne.
« Tu n’es pas moi, Camille. Tu es plus forte que tu ne le crois. »
Mais comment être forte quand on porte le poids des erreurs des autres ?
Les mois passent. J’apprends à dire non : non aux avances des banques, non aux demandes de Solange qui continue parfois à rêver d’une vie facile. Je consulte une assistante sociale qui m’aide à monter un dossier de surendettement.
Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourine contre les vitres du salon, Solange m’annonce qu’elle va partir vivre chez une amie à Lyon.
« Je te laisse tranquille maintenant », dit-elle doucement.
Je reste seule dans l’appartement vide. Pour la première fois depuis des années, je respire sans avoir peur.
Mais la colère reste là, tapie sous la tristesse et la fatigue.
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment se libérer du passé ? Est-ce que l’amour filial doit tout excuser ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour votre famille ?