Je suis la seule à voir que ma petite-fille souffre : Quand la passion d’une mère devient le fardeau d’une enfant

« Encore une fois, Camille ! Tu n’as pas respecté le rythme, recommence ! » La voix d’Élodie résonne dans le salon, sèche, presque cassante. Je me tiens dans l’embrasure de la porte, les mains moites, le cœur serré. Camille, assise devant le vieux piano droit hérité de mon père, a les épaules voûtées et le regard perdu. Ses doigts tremblent sur les touches ivoire. Elle a neuf ans, et déjà l’air d’en avoir quinze.

Je voudrais intervenir, dire à Élodie d’arrêter, mais je me retiens. Depuis quelques mois, je suis revenue vivre chez ma fille après la mort de mon mari. J’ai cru que ce serait une chance de retisser des liens, mais je découvre chaque jour un fossé qui se creuse entre nous. Élodie n’écoute plus personne, surtout pas moi. Elle veut que Camille devienne ce qu’elle n’a jamais pu être : une pianiste reconnue. Pourtant, je vois bien que Camille n’a ni l’envie ni le talent pour ça.

« Maman, je peux faire une pause ? » demande Camille d’une voix éteinte.

Élodie soupire bruyamment : « Tu n’avanceras jamais comme ça ! Tu crois que Chopin faisait des pauses toutes les cinq minutes ? »

Je serre les poings. Je me revois, il y a trente ans, crier sur Élodie pour qu’elle fasse ses devoirs. Est-ce que j’ai raté quelque chose ? Est-ce que c’est moi qui ai semé cette graine d’exigence démesurée ?

Le soir venu, alors qu’Élodie est sortie faire des courses, je m’approche de Camille qui dessine en silence à la table de la cuisine.

« Tu veux me montrer ton dessin ? »

Elle hoche la tête sans un mot. Sur la feuille, un arbre tordu sous le vent. Je reconnais son style : sombre, précis, vivant.

« Tu aimes dessiner plus que jouer du piano ? »

Elle hésite puis murmure : « Le piano, c’est pour maman. Le dessin, c’est pour moi. »

Je sens mes yeux piquer. Comment faire comprendre à Élodie qu’elle étouffe sa propre fille ?

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, j’essaie d’aborder le sujet avec ma fille.

« Élodie, tu sais… Camille n’a peut-être pas envie de continuer le piano. Elle aime beaucoup dessiner… »

Elle me coupe net : « Maman, tu ne comprends pas. Si je l’écoute maintenant, elle abandonnera tout dans la vie. Il faut apprendre la persévérance ! »

Je ravale mes mots. Je sais qu’elle ne veut pas entendre raison. Mais chaque jour qui passe, Camille s’éteint un peu plus.

Un dimanche après-midi, alors qu’Élodie est partie à un concert avec des amis musiciens — sans Camille — je décide d’emmener ma petite-fille au parc Montsouris. Elle court dans l’herbe, rit enfin à gorge déployée. Je lui achète une glace à la vanille et nous nous asseyons sur un banc.

« Mamie… tu crois que maman sera fâchée si j’arrête le piano ? »

Je prends sa main dans la mienne : « Ta maman t’aime très fort. Mais parfois, les adultes oublient d’écouter ce que veulent vraiment les enfants. Tu as le droit d’avoir tes propres rêves. »

Le soir même, Camille ose timidement dire à sa mère qu’elle voudrait arrêter les cours de piano pour s’inscrire à un atelier de dessin à la MJC du quartier.

Élodie explose : « C’est hors de question ! Tu ne vas pas tout gâcher maintenant ! Tu as déjà commencé, tu dois finir ! »

Camille fond en larmes et s’enferme dans sa chambre. Je sens la colère monter en moi.

Je frappe doucement à la porte d’Élodie : « Tu ne vois donc pas qu’elle souffre ? Tu veux qu’elle te déteste plus tard ? »

Elle me regarde avec des yeux fatigués : « Tu crois que c’est facile d’être mère seule ? Je veux juste lui donner toutes les chances… Je ne veux pas qu’elle rate sa vie comme moi… »

Je m’assois près d’elle et pour la première fois depuis longtemps, elle se laisse aller à pleurer sur mon épaule.

Les jours suivants sont tendus. Camille refuse de toucher au piano. Élodie fait semblant de ne rien voir mais son humeur est sombre. Un soir, alors que je mets la table, elle me dit : « Peut-être que tu as raison… Peut-être que je dois la laisser choisir… Mais j’ai tellement peur qu’elle regrette plus tard… »

Je lui souris tristement : « On regrette toujours quelque chose. Mais on regrette surtout de ne pas avoir été écouté quand on était enfant. »

Finalement, après beaucoup de discussions et de larmes, Élodie accepte d’inscrire Camille à l’atelier de dessin. Le piano reste fermé dans le salon ; il attendra peut-être un autre rêve.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait d’intervenir. Est-ce que j’ai brisé le rêve d’Élodie ou sauvé celui de Camille ? Est-ce qu’on peut vraiment protéger nos enfants sans leur imposer nos propres peurs ? Qu’en pensez-vous ?