Je ne suis pas une aide-soignante : Mon combat pour exister
« Tu n’as pas le choix, Élodie. C’est à toi de t’occuper de Maman. »
La voix de mon mari, François, résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Ce soir-là, dans notre petit salon de Tours, j’ai senti mon cœur se serrer. Je venais de rentrer d’une longue journée à la médiathèque municipale, épuisée mais fière de mon travail. Et soudain, tout s’effondrait.
« Pourquoi moi ? » ai-je murmuré, la gorge nouée. François a haussé les épaules, comme si la réponse était évidente : « Tu es sa belle-fille, tu travailles moins que moi, et puis… tu sais bien qu’on ne peut pas la mettre en maison de retraite. »
J’ai regardé ma belle-mère, Madeleine, assise dans son fauteuil, le regard perdu dans le vide. Depuis son AVC, elle ne parlait presque plus. Mais ses yeux me suivaient partout, pleins d’une tristesse muette. J’ai ressenti un mélange de pitié et d’agacement. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours les femmes ?
Les semaines suivantes ont été un cauchemar silencieux. J’ai tenté de jongler entre mon travail et les soins à Madeleine : les médicaments à donner, les repas à préparer, les changes à effectuer. François rentrait tard du bureau, trouvant toujours une excuse pour éviter la moindre tâche. Ma fille, Camille, 14 ans, s’enfermait dans sa chambre pour échapper à l’ambiance pesante.
Un soir, alors que je tentais de faire manger Madeleine, elle a renversé son assiette sur la table. J’ai explosé : « Mais tu le fais exprès ou quoi ?! » Aussitôt, la honte m’a submergée. Je me suis effondrée en larmes devant elle. Camille est sortie de sa chambre en criant : « Arrête maman ! Tu fais peur à tout le monde ! »
Je me suis sentie monstrueuse. Prisonnière d’un rôle que je n’avais pas choisi.
Les jours ont passé, tous identiques. Je me suis surprise à envier mes collègues qui parlaient de leurs vacances ou de leurs sorties au cinéma. Moi, je n’avais plus de vie. Même mes amies s’éloignaient : « Tu comprends, Élodie, c’est compliqué de te voir en ce moment… »
Un matin, alors que je déposais Camille au collège, elle m’a lancé : « Tu n’es plus jamais là pour moi. On dirait que tu n’existes plus. » Cette phrase m’a transpercée. Elle avait raison.
J’ai commencé à faire des cauchemars : je me voyais enfermée dans une maison sombre, sans fenêtres. J’étouffais.
Un dimanche midi, lors d’un repas de famille, la sœur de François a lancé : « Élodie a bien du courage ! Moi je n’aurais jamais pu sacrifier ma vie comme ça… » Toute la table a ri. J’ai senti la colère monter.
« Et pourquoi ce serait forcément à moi de sacrifier ma vie ? » ai-je lancé d’une voix tremblante.
Un silence glacial s’est abattu sur la pièce. François m’a foudroyée du regard : « Ce n’est pas le moment… »
Mais c’était le moment. J’ai continué : « Je ne suis pas une aide-soignante. J’ai un métier, des envies, une fille qui a besoin de moi. Je ne peux plus continuer comme ça ! »
Madeleine a levé les yeux vers moi, et pour la première fois depuis des mois, j’ai cru y voir une lueur de compréhension.
Après ce jour-là, tout a changé. François m’a fait la tête pendant des semaines. Sa sœur m’a traitée d’égoïste devant toute la famille. Mais j’ai tenu bon.
J’ai pris rendez-vous avec l’assistante sociale de la mairie. On a trouvé une solution : une aide à domicile viendrait chaque jour pour s’occuper de Madeleine. J’ai repris mon travail à plein temps.
Les premiers temps ont été difficiles. La culpabilité me rongeait encore : avais-je abandonné Madeleine ? Était-ce normal de penser à moi ?
Mais peu à peu, j’ai retrouvé le goût des petites choses : un café avec une amie, une balade avec Camille au bord de la Loire…
Un soir d’automne, alors que je lisais dans le salon, François est venu s’asseoir près de moi.
« Tu sais… Je ne t’ai pas facilité la tâche. Je croyais que c’était normal que tu t’occupes de Maman… Mais je me rends compte que je t’ai laissée tomber. »
J’ai senti les larmes monter.
« On fait tous des erreurs », ai-je murmuré.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de douter. Mais je sais que j’ai fait le bon choix.
Pourquoi attend-on toujours des femmes qu’elles se sacrifient pour la famille ? Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même ? Qu’en pensez-vous ?