Je ne suis pas l’aidante – une histoire de limites, de famille et de survie

« Tu comprends, Camille, c’est normal que ce soit toi. Tu travailles à mi-temps, tu n’as pas d’enfants à la maison… Qui d’autre pourrait s’occuper de Maman ? »

La voix de mon beau-frère, François, résonne encore dans ma tête. Il n’a même pas attendu que je réponde. Autour de la table en formica de la cuisine, tout le monde semblait d’accord : mon mari, ses deux sœurs, même mon propre père, silencieux mais résigné. J’ai senti la colère monter, mais aussi cette vieille amie : la culpabilité.

Je me suis retrouvée du jour au lendemain à devoir gérer la maladie d’Albertine, ma belle-mère. Alzheimer. Les mots sont tombés comme un couperet. J’ai quitté mon poste à la médiathèque, « temporairement », ai-je dit à ma responsable. Mais au fond de moi, je savais que rien ne serait temporaire. Chaque matin, je me réveillais avec l’angoisse au ventre. Albertine ne me reconnaissait plus certains jours. Elle criait parfois, me traitait d’étrangère ou d’usurpatrice. Je passais mes journées à courir entre les rendez-vous médicaux, les repas à préparer, les lessives à faire tourner.

Un soir, alors que je tentais de lui faire avaler sa soupe, elle m’a lancé la cuillère au visage :
— Laissez-moi tranquille ! Où est ma fille ? Je veux ma fille !

J’ai essuyé la soupe sur ma joue en silence. Sa fille, Élodie, venait une fois par semaine, le dimanche après-midi. Elle repartait toujours avant le dîner, prétextant les devoirs des enfants ou une réunion d’école. Mon mari, Julien, rentrait tard du travail et s’installait devant la télé en soupirant :
— Tu sais bien que je n’ai pas la patience…

La nuit, je pleurais dans la salle de bains pour ne réveiller personne. Je me sentais invisible. Personne ne me demandait comment j’allais. On me remerciait parfois du bout des lèvres, mais c’était tout. J’ai commencé à perdre du poids. Ma peau s’est couverte d’eczéma. Mon médecin m’a parlé de « burn-out des aidants ». J’ai ri jaune.

Un jeudi matin, alors qu’Albertine dormait encore, j’ai reçu un message de ma sœur :
« Tu disparais complètement ou quoi ? On ne te voit plus… »

J’ai réalisé que j’avais coupé tous les ponts avec mes amis, ma famille. Je n’étais plus qu’une ombre dans cette maison qui n’était même pas la mienne.

Un samedi soir, lors d’un dîner familial chez nous – car bien sûr, c’était plus simple pour Albertine –, la tension a explosé. Élodie s’est plainte que sa mère avait mauvaise mine.
— Tu devrais peut-être faire attention à son alimentation, Camille…

J’ai posé mon verre avec fracas.
— Et toi, tu pourrais venir plus souvent au lieu de donner des leçons !

Le silence s’est abattu sur la table. Julien a tenté de calmer le jeu :
— Ce n’est pas facile pour personne…

J’ai éclaté :
— Non, ce n’est pas facile pour moi ! Vous trouvez ça normal que ce soit toujours moi ? Que je mette ma vie entre parenthèses pendant que vous continuez la vôtre ?

François a haussé les épaules :
— On n’a pas le choix…

Je me suis levée brusquement et suis sortie dans le jardin glacé. J’ai respiré l’air froid jusqu’à ce que mes larmes sèchent.

Cette nuit-là, j’ai pris une décision. Le lendemain matin, j’ai appelé une assistante sociale. Elle m’a écoutée sans juger et m’a parlé des aides possibles : accueil de jour, aide à domicile… J’ai compris que je n’étais pas obligée de tout porter seule.

Quand j’ai annoncé ma décision à la famille – Albertine irait deux jours par semaine dans un centre spécialisé –, ils ont crié à l’égoïsme.
— Tu abandonnes Maman !
— Tu ne penses qu’à toi !

J’ai tenu bon. J’ai repris mon travail à mi-temps. J’ai recommencé à voir mes amis. J’ai même retrouvé le plaisir de lire un roman sans être interrompue toutes les cinq minutes.

Albertine a continué à décliner, mais j’étais moins épuisée, moins en colère. Parfois, elle me souriait comme avant. Parfois non. Mais j’avais retrouvé un peu de moi-même.

Aujourd’hui encore, certains membres de la famille me regardent avec reproche. Mais je sais que si je n’avais pas posé ces limites, je me serais perdue complètement.

Est-ce vraiment égoïste de vouloir survivre ? Ou bien est-ce le seul moyen de rester digne face à ceux qui attendent toujours plus sans jamais donner en retour ?