« Je ne sais pas combien mon père touche de retraite, et je m’en fiche » – Le chemin d’un fils de l’indifférence à la compréhension

« Tu sais, ton père, il ne va pas bien. »

La voix de ma mère résonne dans le combiné, sèche, presque accusatrice. Je regarde machinalement par la fenêtre de mon petit appartement à Lyon, le cœur serré sans trop savoir pourquoi. J’ai envie de répondre quelque chose, mais je me retiens. Depuis des années, je me suis construit une carapace : celle du fils occupé, du trentenaire pressé qui n’a pas le temps pour les histoires de famille. Mon père ? Il vit à Clermont-Ferrand, seul depuis le divorce. On s’appelle pour les anniversaires, parfois à Noël. Rien de plus.

« Il ne t’a pas dit ? Il a eu un malaise la semaine dernière. »

Je sens la colère monter en moi. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Puis je me ravise : est-ce que j’aurais seulement décroché si c’était lui qui avait appelé ?

Le soir même, au bureau, la conversation dévie sur la retraite. Paul, mon collègue, raconte comment il aide sa mère à remplir ses papiers pour la CARSAT. Tout le monde partage ses anecdotes : les galères administratives, les pensions qui ne suffisent pas à payer le loyer, les parents qui se privent pour aider leurs enfants. Je reste silencieux. Je n’ai aucune idée de combien mon père touche chaque mois. En fait, je ne sais presque rien de sa vie depuis qu’il a quitté la maison.

« Et toi, Julien ? Tes parents s’en sortent ? »

Je souris vaguement. « Je suppose… »

Mais la question me hante toute la nuit. Je repense à mon enfance : les disputes entre mes parents, les silences pesants à table, mon père qui partait travailler tôt le matin et rentrait tard le soir. J’ai grandi avec l’idée qu’il était distant, indifférent à mes problèmes d’adolescent. Alors, quand il est parti, j’ai coupé les ponts sans vraiment m’en rendre compte.

Le lendemain, je prends mon courage à deux mains et j’appelle mon père. Il décroche après trois sonneries.

« Allô ? »

Sa voix est rauque, fatiguée.

« Salut Papa… C’est moi. »

Un silence gênant s’installe.

« Tu vas bien ? »

Il hésite avant de répondre : « Oui… enfin, ça peut aller. »

Je sens qu’il ment. Je n’ose pas lui demander pour le malaise. À la place, je lance : « Dis… tu touches combien de retraite ? »

Il éclate de rire, un rire amer : « Ça t’intéresse maintenant ? »

Je rougis. Il a raison. Pendant des années, je n’ai rien voulu savoir.

« Excuse-moi… Je me rends compte que je ne sais rien de ta vie. »

Il soupire longuement.

« Tu sais, Julien… Ce n’est pas facile tous les jours. J’ai travaillé quarante ans à l’usine Michelin pour finir avec une pension qui me permet à peine de payer mon loyer et mes médicaments. Mais bon… On fait avec. »

Je reste sans voix. Mon père, que j’imaginais solide comme un roc, avoue sa fragilité pour la première fois.

Les jours suivants, je me surprends à penser à lui constamment. Je me rappelle les dimanches où il m’emmenait au stade Gabriel-Montpied voir les matchs du Clermont Foot. Les souvenirs remontent, teintés d’une nostalgie amère.

Un samedi matin, je décide d’aller le voir sans prévenir. Il ouvre la porte en peignoir, surpris mais pas mécontent.

« Tu veux un café ? »

On s’installe dans sa petite cuisine encombrée de factures et de boîtes de médicaments.

« Tu sais… J’ai jamais été très doué pour parler », avoue-t-il en fixant sa tasse.

Je prends une grande inspiration : « Moi non plus. Mais j’aimerais essayer… »

On parle longtemps ce jour-là. Il me raconte ses journées monotones, ses inquiétudes pour l’avenir, sa peur de finir seul dans une maison de retraite où personne ne viendra le voir. Il évoque aussi ses regrets : ne pas avoir su exprimer son amour pour moi autrement que par des gestes maladroits ou des cadeaux inutiles.

Je découvre un homme brisé par la vie mais digne dans sa douleur. Un homme qui a sacrifié ses rêves pour offrir une vie meilleure à sa famille – une famille qui s’est désagrégée sans qu’il comprenne vraiment pourquoi.

En rentrant chez moi ce soir-là, je me sens coupable et soulagé à la fois. Coupable d’avoir été si aveugle ; soulagé d’avoir enfin brisé le silence.

Les semaines passent et notre relation change peu à peu. Je l’aide à remplir ses papiers administratifs ; il m’appelle pour me demander conseil ou simplement prendre des nouvelles. Ma mère s’étonne : « Tu passes plus de temps avec ton père qu’avec moi maintenant ! » Je souris sans répondre.

Un soir d’automne, alors que nous dînons ensemble dans un petit bistrot du centre-ville, il me confie : « Tu sais Julien… Je croyais t’avoir perdu pour toujours. Mais finalement, on n’est jamais trop vieux pour se retrouver. »

Je sens les larmes monter mais je les ravale. Je réalise que derrière chaque silence se cache une histoire ; derrière chaque indifférence, une blessure non cicatrisée.

Aujourd’hui encore, je me demande : combien d’entre nous vivent ainsi, enfermés dans leur bulle d’indifférence ? Est-ce qu’on peut vraiment tourner le dos à ceux qui nous ont tout donné sous prétexte qu’ils n’ont pas su nous aimer comme on l’aurait voulu ? Peut-on réparer ce qui a été brisé ?