J’ai tout donné à mes enfants – aujourd’hui, je ne suis plus qu’une ombre dans leur vie
— Tu comprends, maman, c’est plus simple comme ça. On a besoin de place pour les petits, et toi, tu seras mieux dans un appartement plus petit, près du centre.
La voix de ma fille Claire résonne encore dans ma tête, froide et déterminée. Je me souviens de ce matin-là, dans la cuisine de mon ancien appartement à Nantes. La lumière filtrait à travers les rideaux que j’avais cousus moi-même il y a des années. Claire et Paul, mon fils aîné, étaient venus avec leurs conjoints. Ils avaient ce ton solennel, presque gêné, comme s’ils annonçaient une mauvaise nouvelle.
J’ai regardé autour de moi : les photos de famille sur le buffet, la vieille commode héritée de ma mère, les souvenirs de toute une vie. J’ai senti un poids dans ma poitrine. Mais j’ai souri, comme toujours. Parce que c’est ce qu’on attend d’une mère, non ? Qu’elle soit forte, qu’elle donne sans compter.
— Bien sûr, mes chéris. Si ça peut vous aider…
J’ai signé les papiers quelques semaines plus tard. Mon appartement est devenu celui de Claire et sa famille. Paul a eu sa part aussi, pour l’aider à acheter une maison en banlieue d’Angers. Moi, je me suis retrouvée dans un deux-pièces impersonnel, au cinquième étage d’un immeuble gris, avec vue sur le parking du supermarché.
Au début, je me disais que c’était normal. Que c’était ça, être mère : se sacrifier pour le bonheur de ses enfants. Mais les visites se sont espacées. Les appels aussi. Claire est débordée par ses trois enfants et son travail à l’hôpital. Paul ne vient que rarement ; il dit toujours qu’il est fatigué par la route et les soucis du quotidien.
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que le vent hurlait dans les couloirs, j’ai tenté d’appeler Claire. Elle n’a pas répondu. J’ai laissé un message :
— C’est maman… Je voulais juste entendre ta voix.
Pas de rappel. Le lendemain, j’ai reçu un SMS : « Désolée maman, trop de boulot. On se voit bientôt ! »
Bientôt… Ce mot me hante. Il n’arrive jamais vraiment.
Les voisins sont gentils mais distants. Ici, tout le monde vit dans son monde. Je croise parfois Madame Dubois sur le palier ; elle me sourit poliment mais ne s’arrête jamais vraiment pour parler. Les journées sont longues. Je regarde la télévision en boucle ou je tricote des écharpes que personne ne porte.
Un dimanche matin, j’ai décidé de prendre le tram pour aller voir Claire sans prévenir. J’avais préparé un gâteau aux pommes, sa recette préférée quand elle était petite. J’ai sonné à la porte ; c’est mon petit-fils Lucas qui a ouvert.
— Ah… Salut Mamie…
Il avait l’air surpris, presque gêné.
Claire est arrivée dans l’entrée, les bras chargés de linge.
— Maman ? Tu aurais pu prévenir… On n’a pas trop le temps aujourd’hui.
J’ai senti mes mains trembler sur le plat encore tiède.
— Je voulais juste vous voir…
— Oui mais là c’est compliqué… On doit partir chez les parents de Julien à midi.
J’ai laissé le gâteau sur la table et je suis repartie sous la pluie battante. Dans le tram, j’ai pleuré en silence, cachant mon visage derrière mon écharpe.
Depuis ce jour-là, je n’ose plus déranger. Je me contente d’attendre un signe, un appel, une visite qui ne vient pas.
Parfois je repense à mon mari, Jean-Pierre, disparu il y a dix ans. Lui au moins me comprenait. Il disait toujours : « On donne tout pour eux… mais il ne faut pas s’oublier complètement. » Je n’ai pas su l’écouter.
Un soir d’été, alors que la ville était écrasée par la chaleur et que les volets claquaient dans le vent du soir, Paul m’a appelée.
— Salut Maman… Dis-moi, tu pourrais garder Léa samedi prochain ? On a une soirée avec Sophie.
J’ai accepté tout de suite. J’aurais fait n’importe quoi pour passer du temps avec ma petite-fille. Mais quand ils sont venus la déposer, ils étaient pressés ; Léa a filé dans sa chambre avec sa tablette sans même me dire bonjour.
Le soir venu, je lui ai proposé de jouer aux cartes ou de regarder un vieux film ensemble.
— Non merci Mamie… Je préfère rester sur TikTok.
Je me suis sentie vieille, inutile, dépassée par ce monde qui va trop vite pour moi.
La nuit suivante, j’ai fait un rêve étrange : j’étais dans mon ancien appartement, entourée de rires d’enfants et de chaleur familiale. Mais quand j’ai voulu ouvrir la porte pour sortir, elle était verrouillée de l’extérieur. J’étais prisonnière de mes souvenirs.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait. Si ce sacrifice avait un sens ou si je me suis simplement effacée pour rien. Parfois je croise des femmes de mon âge au marché ; elles parlent fièrement de leurs petits-enfants qui viennent tous les dimanches déjeuner chez elles. Moi je souris poliment et je rentre chez moi avec mes courses pour une seule personne.
Je ne veux pas leur en vouloir ; je sais que la vie est difficile pour eux aussi. Mais cette solitude me ronge chaque jour un peu plus.
Est-ce cela le prix à payer pour avoir trop aimé ? Est-ce qu’on mérite vraiment d’être oubliée quand on a tout donné ?
Et vous… Que feriez-vous à ma place ?