J’ai toujours été là pour elle, mais à quel prix ?

« Tu ne comprends jamais rien, Élodie ! » La voix de Camille résonne encore dans le couloir de notre appartement à Lyon. Je serre les poings, les larmes me montent aux yeux. J’ai tout fait pour elle, depuis toujours. Depuis la mort de nos parents il y a dix ans, je me suis occupée d’elle comme une mère, oubliant parfois que je n’étais que sa sœur aînée.

Ce soir-là, tout a explosé à cause d’une histoire de facture d’électricité impayée. Camille avait encore oublié de faire le virement, et c’est moi qui ai dû régler la note, comme d’habitude. Mais ce n’est pas la somme qui m’a blessée. C’est son indifférence, son regard fuyant, sa façon de balayer mes reproches d’un revers de main.

« Tu dramatises toujours tout ! » m’a-t-elle lancé en claquant la porte de sa chambre. Je suis restée seule dans la cuisine, le souffle court. J’ai repensé à toutes ces années où j’ai mis ma vie entre parenthèses pour elle : les soirées annulées avec mes amis, les vacances sacrifiées pour l’aider à réviser son bac, les petits boulots cumulés pour payer son école d’infirmière. Et aujourd’hui, elle ne voit même pas ce que je fais pour elle.

Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a trois ans. Camille était rentrée ivre d’une fête étudiante. Je l’avais trouvée assise sur le trottoir devant notre immeuble, grelottante et en pleurs. Je l’avais portée jusqu’à la salle de bain, lui avais tenu les cheveux pendant qu’elle vomissait, puis je l’avais bordée dans son lit. Le lendemain matin, elle m’avait à peine adressé un regard.

J’ai longtemps cru que c’était ça, être une bonne sœur : donner sans compter, pardonner sans cesse, aimer sans condition. Mais ce soir-là, devant la porte close de sa chambre, j’ai senti quelque chose se briser en moi.

Le lendemain matin, Camille est sortie de sa chambre comme si de rien n’était. Elle a attrapé un bol de céréales et s’est installée devant la télé. J’ai pris mon courage à deux mains.

— Camille, il faut qu’on parle.

Elle a levé les yeux au ciel.

— Encore ? Tu vas me faire la morale ?

— Non… Enfin si, peut-être. Mais surtout, j’ai besoin que tu comprennes ce que je ressens.

Elle a soupiré bruyamment.

— Tu veux quoi ? Que je te remercie à genoux ?

J’ai senti la colère monter.

— Non ! Je veux juste que tu reconnaisses que je fais des efforts pour toi. Que tu arrêtes de tout prendre pour acquis.

Elle a haussé les épaules.

— T’as choisi de t’occuper de moi. Personne t’a forcée.

Cette phrase m’a transpercée comme une lame glacée. J’ai quitté la pièce en silence. Toute la journée, j’ai ressassé ses mots. Avais-je vraiment choisi ? Ou avais-je simplement pris le relais parce que personne d’autre ne le ferait ?

Le soir venu, j’ai appelé mon amie Sophie.

— Tu sais, Élodie… m’a-t-elle dit doucement, tu as le droit de penser à toi aussi. Tu n’es pas obligée de tout porter sur tes épaules.

Ses mots ont résonné en moi toute la nuit. Pour la première fois depuis des années, j’ai envisagé une vie où je ne serais plus uniquement « la sœur de Camille ». Une vie où je pourrais sortir sans culpabiliser, où je pourrais penser à mes propres rêves.

Les jours suivants, j’ai commencé à prendre mes distances. J’ai accepté une invitation à un week-end en Ardèche avec des collègues. J’ai laissé Camille se débrouiller pour ses courses et ses papiers administratifs. Au début, elle a râlé, m’a accusée d’être égoïste. Mais peu à peu, elle a compris qu’elle devait apprendre à se débrouiller seule.

Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé un mot sur la table : « Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Je suis désolée si je ne l’ai pas montré avant. Camille ».

J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement de tristesse ou de soulagement, mais parce que je réalisais enfin que j’avais le droit d’exister pour moi-même.

Aujourd’hui encore, notre relation est fragile. Il y a des hauts et des bas. Mais j’apprends à poser des limites, à dire non quand il le faut. Et surtout, j’apprends à m’aimer moi aussi.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans se perdre soi-même ? Est-ce égoïste de vouloir être reconnue et respectée par ceux qu’on aime ?