J’ai refusé de donner un rein à mon père : suis-je une mauvaise fille ?
« Tu ne peux pas me laisser mourir, Camille. Je suis ton père ! »
La voix de mon père résonne encore dans ma tête, rauque, désespérée, presque étrangère. Je suis assise sur le vieux canapé du salon, les mains tremblantes, le regard fixé sur la tapisserie défraîchie de notre appartement HLM à Saint-Étienne. Ma mère, silencieuse, essuie une larme en coin, sans oser croiser mon regard. Mon frère, Julien, s’est réfugié dans sa chambre, incapable d’affronter la scène. Et moi, je suis là, au centre de ce drame familial, sommée de prendre une décision qui me déchire.
Mon père, Bernard, a toujours été un homme dur. Ouvrier à l’usine, il rentrait chaque soir avec la fatigue et la colère vissées au corps. Les coups pleuvaient parfois, les mots blessants encore plus souvent. J’ai grandi dans la peur, le silence, la honte. Ma mère, elle, s’effaçait, tentant de protéger, d’apaiser, mais elle aussi était prisonnière. J’ai appris à marcher sur la pointe des pieds, à deviner l’humeur de mon père avant même qu’il ne franchisse la porte.
Et puis, il y a six mois, tout a basculé. Bernard a été diagnostiqué d’une insuffisance rénale terminale. La dialyse l’épuise, les médecins sont formels : il lui faut une greffe, et vite. Julien n’est pas compatible. Moi, je le suis. Le hasard, ou la malchance, a voulu que ce soit moi, la fille qu’il a tant fait souffrir, qui puisse lui sauver la vie.
« Camille, tu ne peux pas refuser. C’est ton devoir. » La voix de ma mère est douce, mais ferme. Elle ne comprend pas. Ou plutôt, elle ne veut pas comprendre. Pour elle, la famille passe avant tout, même avant la douleur, même avant les souvenirs qui me hantent.
Je me lève brusquement. « Et mon devoir envers moi-même, maman ? Est-ce que j’ai le droit, moi aussi, d’exister ? »
Le silence tombe, lourd, pesant. Mon père détourne les yeux. Pour la première fois, je le vois vulnérable, brisé. Mais je ne peux pas oublier. Les nuits passées à pleurer en silence, les bleus cachés sous les manches longues, la peur qui me serre encore la gorge à trente ans passés.
Les semaines passent. Les médecins me pressent, la famille aussi. Les voisins murmurent, certains amis me jugent. « Tu vas regretter, Camille. On n’a qu’un père. » Mais personne ne sait. Personne ne veut savoir. En France, on parle peu de la violence familiale, surtout quand elle vient d’un père, d’un mari, d’un homme censé protéger.
Un soir, je retrouve Julien sur le balcon, une cigarette à la main. Il me lance un regard triste. « Tu fais ce que tu peux, Cam. Personne n’a le droit de te forcer. »
Je m’effondre dans ses bras. « J’ai peur d’être une mauvaise fille, Julien. J’ai peur de le laisser mourir. »
Il me serre fort. « Tu n’es pas responsable de sa maladie. Tu n’es pas responsable de ses choix. »
Mais la culpabilité me ronge. Je dors mal, je mange à peine. Je revois mon père, affaibli, me supplier du regard. Je revois aussi l’homme qu’il était, celui qui m’a brisée.
Un matin, je décide d’aller voir une psychologue, Madame Lefèvre. Elle m’écoute sans juger, sans presser. « Camille, vous avez le droit de dire non. Vous avez le droit de penser à vous. »
Je pleure, longtemps. Pour la première fois, je sens que ma douleur est entendue, reconnue. Je ne suis plus seule avec mon fardeau.
Le jour de la décision arrive. Toute la famille est réunie autour de la table. Mon père me regarde, les yeux humides. « Camille, je t’en supplie… »
Je prends une grande inspiration. « Papa, je ne peux pas. Je suis désolée. J’ai trop souffert. Je ne peux pas me sacrifier encore une fois pour toi. »
Ma mère éclate en sanglots. Julien baisse la tête. Mon père se lève, titube, puis s’effondre sur sa chaise. Il ne dit rien. Le silence est assourdissant.
Les jours suivants sont un enfer. Ma mère ne me parle plus. Les appels de la famille pleuvent : « Comment as-tu pu ? » Je me sens seule, coupable, mais aussi soulagée. Pour la première fois, j’ai choisi pour moi.
Mon père est finalement placé sur liste d’attente pour une greffe anonyme. Son état se dégrade, mais il vit encore. Moi, j’apprends à respirer, à vivre sans la peur ni la honte.
Aujourd’hui, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais je sais que j’ai choisi la vie – la mienne.
Est-ce qu’on doit tout pardonner au nom de la famille ? Est-ce qu’on a le droit de penser à soi, même si cela fait souffrir ceux qui nous ont blessés ?