Interdite d’être mère : le poids du passé familial
« Tu n’as pas le droit d’avoir un enfant, Camille. Pas avant qu’Hugo ait réglé ses problèmes et que ses fils soient grands. »
La voix de mon père résonne encore dans la salle à manger, froide et tranchante comme une lame. Ma mère baisse les yeux, mon frère Hugo se renfrogne, et moi, je reste figée, la fourchette suspendue au-dessus de mon assiette. J’ai 32 ans, un travail stable, un compagnon aimant, mais ce soir, autour du vieux buffet en chêne de notre maison familiale à Tours, je redeviens une enfant impuissante face à l’autorité paternelle.
« Tu ne comprends pas, papa… Ce n’est pas juste ! »
Ma voix tremble. Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse immense. Depuis toujours, Hugo a été le centre de toutes les attentions. Petit dernier, fragile selon eux, il a grandi dans la conviction que tout lui était dû. Quand il a quitté l’école à 16 ans, c’était « pour trouver sa voie ». Quand il a mis enceinte Julie à 19 ans, c’était « la vie qui décide ». Et quand il a perdu son emploi l’an dernier, c’était « la faute du système ».
Moi ? J’ai suivi les règles. J’ai fait des études de droit à Poitiers, j’ai trouvé un CDI dans un cabinet à Tours. J’ai rencontré Thomas il y a cinq ans et nous avons acheté un appartement ensemble. Mais chaque Noël, chaque anniversaire, chaque dimanche midi, tout tourne autour d’Hugo et de ses fils, Lucas et Maxime. Deux petits garçons adorables mais déjà cabossés par l’instabilité de leur père.
Ce soir-là, la tension est palpable. Hugo a encore perdu un boulot – le troisième en deux ans – et Julie menace de partir avec les enfants. Mon père a décidé qu’il fallait « protéger les petits » à tout prix. Et pour lui, cela passe par moi : « Si tu fais un enfant maintenant, Camille, tu détourneras l’attention et l’aide dont tes neveux ont besoin. »
Je serre les poings sous la table. Thomas me lance un regard inquiet. Il sait combien ce projet de bébé compte pour moi. Nous en parlons depuis des mois. Mais comment expliquer à mon compagnon que dans ma famille, il faut demander la permission pour donner la vie ?
Après le dîner, je m’enferme dans ma chambre d’adolescente. Les posters ont disparu mais l’odeur du bois ciré me ramène des années en arrière. Je repense à toutes ces fois où j’ai dû m’effacer pour Hugo : quand il a pris ma chambre parce qu’il avait « besoin d’espace », quand mes parents ont vidé mon compte épargne pour payer ses dettes de voiture…
Le lendemain matin, je tente une discussion avec ma mère.
— Maman… Tu trouves ça normal ?
Elle soupire longuement.
— Tu sais bien que ton père veut juste éviter que tout parte en vrille… Hugo n’est pas solide comme toi.
— Mais pourquoi est-ce toujours à moi de faire des sacrifices ?
Elle ne répond pas. Elle se contente de me serrer la main.
Les jours passent. Je retourne à Tours avec Thomas. Je fais semblant d’aller bien au bureau mais je sens une boule dans ma gorge à chaque fois que je croise une femme enceinte dans la rue. Thomas essaie de me rassurer :
— On n’a pas besoin de leur bénédiction pour être heureux.
Mais il ne comprend pas : dans ma famille, tout est question d’approbation paternelle. Mon père règne en maître sur nos vies depuis toujours. Il a grandi dans une ferme du Berry où l’on ne discutait pas les ordres du patriarche. Il a reproduit ce schéma avec nous.
Un soir, Hugo m’appelle en pleurs :
— Camille… Julie est partie avec les garçons. Je suis tout seul.
Je ressens un mélange de pitié et d’agacement. Encore une fois, c’est moi qui dois ramasser les morceaux.
— Tu veux venir dormir chez moi quelques jours ?
Il accepte sans hésiter. Thomas grimace mais ne dit rien.
Pendant une semaine, Hugo squatte notre canapé, laisse traîner ses affaires partout et se plaint du monde entier. Il ne parle jamais de ses responsabilités de père. Un soir, il explose :
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Papa attend tout de moi mais il ne m’a jamais appris à être adulte !
Je reste sans voix. Pour la première fois, j’entrevois sa détresse derrière sa colère.
Quelques jours plus tard, Julie revient avec les enfants. Ils s’installent chez ses parents à Amboise. Mon père organise une réunion de famille pour « remettre les choses à plat ».
Autour de la table, il tonne :
— On doit rester soudés ! Camille, tu dois comprendre que ta priorité c’est la famille.
Je me lève brusquement.
— Ma priorité c’est aussi ma vie ! J’ai le droit d’être mère sans devoir porter le poids des échecs d’Hugo !
Un silence glacial s’abat sur la pièce.
Je quitte la maison familiale en claquant la porte. Sur le chemin du retour, Thomas me prend la main.
— Tu as été courageuse.
Mais je me sens vide. J’ai défié mon père mais à quel prix ?
Les semaines passent. Je coupe peu à peu les ponts avec ma famille. Je commence une thérapie pour apprendre à poser des limites. Un matin d’avril, je découvre que je suis enceinte.
Je décide de ne rien dire à mes parents pour l’instant. Je veux vivre cette grossesse pour moi-même, sans culpabilité ni injonctions familiales.
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à devoir sacrifier nos rêves pour réparer les erreurs des autres ? Est-ce vraiment ça, aimer sa famille ? Ou bien est-ce juste une façon de perpétuer des chaînes invisibles ?