Ils voulaient que j’épouse Julien, mais ils ignoraient mon vrai rêve
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Élodie. Il faut que tu penses à ton avenir !
La voix de ma mère résonnait dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je fixais la nappe à carreaux rouges et blancs, les mains crispées sur ma tasse de café. Mon père, silencieux, triturait sa cuillère, évitant mon regard. Ma sœur Camille, elle, pianotait sur son téléphone, indifférente à la scène. Je savais ce qui allait suivre : la même discussion, encore et encore.
— Julien est un garçon bien, tu sais. Il a un bon poste à la mairie, il est stable… Tu ne trouveras pas mieux à ton âge, ajouta ma mère en soupirant.
Julien. Le fils du boulanger du village. Gentil, certes, mais je ne ressentais rien pour lui. Rien d’autre qu’une amitié polie et une gêne immense à chaque fois que nos parents nous forçaient à dîner ensemble. Mais dans cette petite ville de la Drôme, une femme de trente-cinq ans célibataire était une anomalie qu’il fallait réparer au plus vite.
— Maman, je t’en prie…
— Non ! Tu dois comprendre que tu n’as plus vingt ans. Tu veux finir seule ? Sans enfants ?
Le mot était lâché. Enfants. Mon cœur se serra. Voilà ce qu’ils ne comprenaient pas : ce n’était pas le mariage qui me hantait la nuit, mais l’idée de ne jamais tenir un enfant dans mes bras. J’avais essayé d’en parler à ma mère, une fois. Elle avait haussé les épaules :
— Ça va ensemble, Élodie. On se marie, on fait des enfants. C’est comme ça.
Mais pour moi, ce n’était pas « comme ça ». J’avais aimé autrefois — Paul, mon amour de jeunesse — mais il était parti vivre à Lyon et avait refait sa vie. Depuis, rien. Quelques histoires sans lendemain, des rendez-vous arrangés catastrophiques… Et toujours cette solitude qui me collait à la peau.
Ce soir-là, après le dîner familial, je suis rentrée chez moi, dans mon petit appartement au-dessus de la pharmacie où je travaillais comme préparatrice. J’ai allumé la radio pour couvrir le silence et me suis effondrée sur le canapé. Les larmes ont coulé sans que je puisse les retenir.
Pourquoi devrais-je me contenter d’un mariage sans amour ? Pourquoi personne ne comprenait-il que mon rêve n’était pas d’avoir un mari, mais d’être mère ?
Les semaines ont passé. Les invitations à dîner chez Julien se sont multipliées. Ma mère me harcelait au téléphone :
— Il t’aime bien, tu sais ! Il serait prêt à t’épouser…
Un soir, alors que je rentrais du travail sous une pluie battante, j’ai croisé Julien devant la boulangerie.
— Salut Élodie ! Tu veux boire un verre ?
J’ai accepté par politesse. Nous avons parlé de tout et de rien. Il m’a confié qu’il se sentait lui aussi poussé par sa famille à se caser.
— Tu sais… On pourrait peut-être essayer ?
J’ai souri tristement.
— Je suis désolée Julien… Je crois que je ne suis pas faite pour ça.
Il a hoché la tête, soulagé lui aussi.
Ce soir-là, j’ai pris une décision folle : et si je devenais mère toute seule ? J’ai passé des nuits entières à lire des forums sur l’insémination artificielle pour femmes célibataires en France. J’ai découvert les démarches administratives, les délais interminables, les jugements des médecins parfois réticents… Mais aussi des témoignages bouleversants de femmes comme moi.
J’ai économisé chaque centime. J’ai pris rendez-vous dans une clinique à Valence. Le médecin m’a regardée avec bienveillance :
— Vous êtes sûre de votre choix ?
J’ai hoché la tête, la gorge nouée.
Les mois ont passé entre examens médicaux et attentes angoissantes. Ma famille ne savait rien. Je mentais sur mes absences, inventais des séminaires professionnels.
Un matin de janvier, le test a affiché deux barres roses. J’étais enceinte.
Je me suis effondrée sur le carrelage froid de la salle de bains en riant et pleurant à la fois. J’allais être maman !
L’annonce à ma famille fut un séisme.
— Mais… Qui est le père ? s’étrangla ma mère.
— Il n’y en a pas. J’ai fait ça toute seule.
Le silence s’est abattu sur la pièce comme une chape de plomb. Mon père s’est levé sans un mot. Ma mère a éclaté en sanglots :
— Mais tu es folle ! Tu veux élever un enfant sans père ? Tu penses à lui ?
Camille m’a prise dans ses bras.
— Je suis fière de toi, Élodie.
Les mois suivants furent difficiles. Ma mère refusait de me parler. Au village, les rumeurs allaient bon train : « Elle a fait un bébé toute seule », « Pauvre petite… » Je croisais des regards pleins de pitié ou de reproche.
Mais chaque soir, en caressant mon ventre rond, je sentais grandir en moi une force nouvelle. Je n’étais plus seule.
Le jour où j’ai accouché d’une petite fille — Jeanne — tout a changé. Ma mère est venue me voir à l’hôpital, les yeux rougis par les larmes.
— Elle te ressemble… murmura-t-elle en prenant Jeanne dans ses bras.
Depuis ce jour-là, elle a peu à peu accepté mon choix. Mon père aussi s’est rapproché de nous. Les voisins ont fini par s’habituer à notre petite famille atypique.
Aujourd’hui, Jeanne a trois ans. Elle court partout dans le jardin de mes parents pendant que je prépare le goûter sous le tilleul. Parfois je surprends ma mère en train de lui raconter des histoires ou mon père qui lui apprend à faire du vélo.
Je repense souvent à tout ce chemin parcouru seule contre tous. Ai-je eu raison de défier les traditions ? Est-ce égoïste d’avoir voulu un enfant sans père ? Ou bien ai-je simplement suivi mon cœur là où il me menait ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?