« Ils veulent vendre ma maison : le cri d’une mère oubliée »

« Non, maman, tu ne peux plus rester seule ici. Il faut penser à toi… et à nous aussi. »

La voix de mon fils, Laurent, résonne encore dans ma tête. Il est debout dans le salon, les bras croisés, le regard fuyant. Ma fille, Claire, hoche la tête en silence, assise sur le vieux canapé que j’ai acheté il y a trente ans, quand ils étaient encore des enfants. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette pièce soudain glaciale.

Je n’ai pas toujours été seule. Pendant des années, j’ai rêvé d’avoir des enfants. Les médecins disaient que c’était impossible. Mais un jour, alors que j’avais presque perdu espoir, j’ai senti la vie grandir en moi. Mark et moi avons pleuré de joie. Puis, la surprise : des jumeaux. Deux cœurs battant sous le mien. Deux miracles. Nous avons travaillé dur, Mark et moi. Lui à l’usine Peugeot de Sochaux, moi comme secrétaire à la mairie du village. Les fins de mois étaient difficiles, mais jamais je n’ai laissé mes enfants manquer de rien.

Mark est parti trop tôt. Un matin d’hiver, une crise cardiaque l’a emporté alors qu’il pelletait la neige devant la maison. J’ai cru mourir avec lui. Mais il fallait tenir pour Laurent et Claire. J’ai tout donné pour eux : mes économies, mes nuits blanches à soigner leurs fièvres, mes rêves mis de côté pour qu’ils puissent poursuivre les leurs.

Aujourd’hui, ils sont grands. Laurent est ingénieur à Lyon, Claire infirmière à Besançon. Ils viennent rarement. Depuis que je suis devenue grand-mère — trois petits-enfants que je vois à peine — j’espérais que la famille se ressouderait. Mais non. Les visites sont brèves, les appels rares.

Et maintenant, ils veulent me placer en maison de retraite.

« Tu sais bien que la maison est trop grande pour toi toute seule… Et puis, elle a besoin de travaux… »

Laurent évite mon regard. Je vois bien ce qu’il ne dit pas : ils veulent vendre la maison. Ma maison. Celle où chaque mur porte la trace de nos vies : les marques de croissance sur le chambranle de la cuisine, les dessins d’enfants encore accrochés dans le couloir.

« Je ne veux pas partir d’ici », ma voix tremble mais je m’efforce de rester digne.

Claire soupire : « Maman, tu ne peux plus monter les escaliers sans t’essouffler… Et si tu tombes ? On ne sera pas là… »

Je voudrais leur crier que je suis encore capable, que je ne suis pas un fardeau. Mais au fond de moi, je sens la fatigue. Les nuits sont longues et froides depuis que Mark est parti. Parfois, j’oublie où j’ai posé mes lunettes ou pourquoi je suis entrée dans une pièce.

Mais est-ce une raison pour m’arracher à tout ce qui me reste ?

Le lendemain matin, je retrouve Claire dans la cuisine.

— Tu sais maman… On a visité une résidence à Montbéliard. C’est joli, il y a un jardin et des activités…
— Je ne veux pas finir entourée d’inconnus qui attendent la mort.
— Ce n’est pas comme ça… Tu pourrais te faire des amis.

Je ris jaune.

— Des amis ? À mon âge ? Mes amis sont partis ou ne se souviennent plus de leur propre nom.

Elle baisse les yeux. Je vois bien qu’elle est mal à l’aise. Mais elle insiste.

— On ne veut pas te faire de mal… Mais on ne peut pas venir tous les jours…

Je sens une colère sourde monter en moi.

— Vous n’avez jamais eu le temps pour moi depuis que vous êtes partis faire vos vies ! Maintenant vous voulez juste vendre la maison et vous débarrasser du problème !

Laurent entre à ce moment-là.

— Ce n’est pas vrai maman ! On veut juste ce qu’il y a de mieux pour toi.
— Ce qu’il y a de mieux pour moi ? Ou pour vous ?

Un silence pesant s’installe. Je regarde par la fenêtre le vieux cerisier que Mark avait planté le jour de notre mariage. Il fleurit chaque printemps, fidèle malgré les années.

Les jours passent. Je dors mal. Je fais des listes dans ma tête : ce que je dois emporter si je pars, ce que je laisserai derrière moi. Je me surprends à parler à Mark dans le noir.

— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi nos enfants veulent-ils m’arracher à tout ce que nous avons construit ?

Un matin, je trouve une lettre sur la table de la cuisine. Claire a écrit : « Maman, on t’aime mais on ne peut plus continuer comme ça. Il faut prendre une décision. On viendra dimanche prochain pour en parler sérieusement. »

Je me sens trahie. J’ai l’impression d’être devenue un meuble encombrant dont on veut se débarrasser.

Le dimanche arrive trop vite. Laurent et Claire arrivent avec leurs conjoints respectifs et leurs enfants. La maison résonne des cris des petits qui courent partout — mais personne ne me regarde vraiment dans les yeux.

Après le déjeuner, ils s’installent autour de la table du salon.

— Maman… On a contacté un notaire pour évaluer la maison…

Je me lève brusquement.

— Arrêtez ! Vous parlez comme si j’étais déjà morte !

Les enfants se taisent. Mon petit-fils Paul vient me prendre la main.

— Mamie… tu vas où si tu pars d’ici ?

Je m’accroupis devant lui malgré mes genoux douloureux.

— Je ne sais pas mon chéri… Peut-être que je vais rester ici encore un peu…

Je regarde mes enfants adultes — ceux pour qui j’ai tout sacrifié — et je sens un gouffre entre nous.

La nuit venue, je reste seule dans le silence retrouvé de ma maison vide.

Ai-je été trop possessive ? Trop présente ? Ou bien est-ce simplement le temps qui passe qui efface tout ce qu’on a donné ? Est-ce cela, vieillir en France aujourd’hui : devenir invisible aux yeux de ceux qu’on aime le plus ?