Huit ans d’effacement : Je ne suis pas que la bonne de la famille
« Claire, tu as encore oublié de racheter du lait ? » La voix d’Antoine résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre la poignée du réfrigérateur, les jointures blanchies. Il est 19h30, les enfants crient dans le salon, la soupe déborde sur la plaque. Je me retiens de hurler. Huit ans que je gère tout : les courses, les lessives, les rendez-vous chez le pédiatre, les anniversaires à organiser, les chaussettes à trier. Huit ans que je m’efface derrière le rôle de « bonne épouse », celle qui sourit quand on lui dit « tu as de la chance, Antoine est un bon mari, il ramène bien l’argent à la maison ». Mais ce soir, je sens que quelque chose en moi se fissure.
« Tu crois que ça pousse dans le frigo, le lait ? » Je lance la phrase sans réfléchir, la voix tremblante. Antoine me regarde, surpris. Il n’a pas l’habitude que je réponde. Les enfants s’arrêtent de jouer, sentant la tension. « Qu’est-ce qui te prend ? » demande-t-il, fronçant les sourcils.
Je m’assois lourdement sur une chaise. « Je suis fatiguée, Antoine. Fatiguée d’être invisible. Tu vois tout ce que je fais ? Tu crois que ça se fait tout seul ? »
Il soupire, lève les yeux au ciel. « Arrête ton cinéma, Claire. Tout le monde a ses responsabilités. Moi aussi je bosse dur au bureau. »
Je sens mes yeux brûler. « Mais toi, quand tu rentres, tu poses ta veste et tu t’assois. Moi je continue. Je n’ai jamais fini. Même la nuit, quand Lucie fait des cauchemars, c’est moi qui me lève. Tu sais combien de fois tu t’es levé cette année ? Zéro ! »
Antoine se lève brusquement. « Tu veux qu’on échange ? Que je reste à la maison et que tu partes bosser ? Tu crois que c’est facile de supporter la pression au travail ? »
Je ris nerveusement. « Au moins là-bas on te dit merci quand tu fais bien ton boulot… Ici on ne me voit même plus. Je ne suis plus Claire, je suis la bonne de la famille ! »
Un silence lourd tombe sur la pièce. Les enfants se sont réfugiés dans leur chambre. Antoine me regarde comme s’il découvrait une étrangère.
Je repense à mes rêves d’avant : devenir professeure de lettres, écrire un roman, voyager en Italie… Tout s’est effacé derrière les couches et les compotes maison. Ma mère me disait toujours : « Une femme doit savoir tenir sa maison si elle veut garder son mari heureux. » Mais à force de vouloir rendre tout le monde heureux, j’ai oublié mon propre bonheur.
Le lendemain matin, je me réveille avec une boule au ventre. Antoine est déjà parti travailler sans un mot. Je prépare le petit-déjeuner en silence. Lucie me regarde avec ses grands yeux inquiets : « Maman, tu es triste ? » Je lui souris faiblement.
Après avoir déposé les enfants à l’école, je m’arrête devant le café du coin. J’entre, commande un expresso et m’assieds près de la fenêtre. Je sors mon vieux carnet à spirales et commence à écrire : « Aujourd’hui, j’existe pour moi… » Les mots coulent comme une rivière trop longtemps retenue.
Les jours suivants, j’ose dire non à certaines tâches : non, je ne ferai pas trois plats différents pour le dîner ; non, je ne rangerai pas les chaussures d’Antoine éparpillées dans l’entrée ; non, je ne sacrifierai pas mon heure de lecture pour repasser ses chemises.
Antoine boude, râle, puis finit par faire lui-même ce qu’il pensait être mon devoir naturel. Les enfants râlent aussi mais finissent par comprendre que maman n’est pas un robot.
Un soir, alors que je lis sur le canapé, Antoine s’approche timidement : « Tu veux qu’on parle ? Je… Je n’avais pas réalisé à quel point tu faisais tout tourner ici. Je croyais que c’était normal… »
Je ferme mon livre et le regarde droit dans les yeux : « Rien n’est normal quand on oublie l’autre. Rien n’est normal quand on oublie soi-même. »
Nous avons parlé longtemps ce soir-là. De nos rêves oubliés, de nos peurs d’échouer comme couple ou comme parents. Nous avons pleuré aussi.
Ce n’est pas facile tous les jours. Parfois Antoine retombe dans ses vieilles habitudes ; parfois moi aussi je me surprends à vouloir tout contrôler pour éviter les conflits. Mais petit à petit, nous apprenons à nous voir vraiment.
Aujourd’hui, j’ai repris des études à distance pour devenir professeure de lettres modernes. J’écris chaque matin avant que la maison ne se réveille. Les enfants participent davantage aux tâches ménagères ; Antoine cuisine parfois le dimanche.
Je ne suis plus invisible.
Mais dites-moi… Combien d’entre vous se sont déjà senties effacées dans leur propre vie ? Est-ce qu’on peut vraiment tout avoir sans jamais se perdre en chemin ?